Comme un chapitre de fin
Chère famille, chers amis,
Il est bien décalé ce dernier mail... faut croire que je n'avais pas envie de l'envoyer.
Et pourtant voilà, fin de la saison!
J'ai essayé de vous raconter un peu tout ça, je vous ai dit des tas de trucs et oublié des tonnes d'autres.
C'est comme ça.
La voix vive vous racontera peut-être ce qu'a oublié la main moite!
AVANT DE REPASSER À L’OUEST (DU MÉKONG)
Luang Prabang-Vientiane en bus de nuit, le dernier de mon périple.
19h30-6h. 10h30 pour parcourir 340km. Soit 32,38km/h. Pas si mal, j'aurais fait mieux mais pire aussi.
J'ai pris un sitting-bus. C'était moins cher et ayant vu la fois précédente que je n'étais pas d'une taille adaptée à la couchette... Il est bien vieillot. Assez vite, la femme devant moi est malade. Je suis contente qu'elle soit "devant" moi. De derrière, on ne sait jamais, avec le mouvement du bus et selon la puissance du jet, j'aurais pu être victime de son mal de cœur. J'ai de la chance, ça ne dure pas et ça ne sent pas. En général, on vous donne au début du trajet une bouteille d'eau et un petit sac plastique qui sert de poubelle (bah oui, comme tout le monde mange tout le temps, il y a des déchets). Cette fois-ci, on ne nous avait donné que la bouteille d'eau et ce n'est qu'après l'événement nauséeux que le garçon qui accompagne le chauffeur a pensé à distribuer les sacs.
La pauvre femme, c'est très désagréable d'être malade mais c'est de sa faute, elle n'avait pas son stick magique...En effet, dans les bus, je voyais tous les passagers snifer un produit mystérieux dans un petit tube blanc. J'en ai acheté un. C'est un stick magique! D'un côté on respire une potion à base de camphre et de menthol et de l'autre, on peut y prélever une petite goutte pour se l'appliquer sur les tempes ou la nuque. C'est LE remède ultime à utiliser en toutes circonstances: maux de cœur, rhume, stress au taf, séparation, mort (pour le deuil pas pour la résurrection). Après coup, j'ai remarqué qu'on en trouvait aussi en Thaïlande mais comme ils sont moins addicts, je n'y avais jamais fait attention. Au Laos, ils sont vraiment fortement accros à leur tube à tout faire.
On a eu droit à la pause soupe de nouilles gratuite pour tout le monde vers 21h30, ce qui est une heure plus raisonnable qu'à l'aller où la pause soupe avait été vers 0h30; c'est tard pour dîner si on n'a rien mangé avant.
Nous ne nous sommes pas arrêtés au spot poisson séché, il faut dire qu'on a dû passer dans la zone vers 4h du matin, ça devait être fermé.
Dans les bus, il y a toujours un conducteur et un ou deux acolytes. L'acolyte numéro un était complètement ivre à partir de la moitié du trajet. Il parlait très fort et tanguait plus que de raison en marchant dans l'allée centrale. L'acolyte numéro deux l'a ramené à l'avant du bus. Je n'ai pas tout compris mais je crois que nous nous sommes arrêtés deux fois pour qu'il puisse vomir dehors.
C'est toujours au milieu de la nuit que le chauffeur a un coup de mou, ce qui peut se comprendre. C'est donc toujours au milieu de la nuit qu'il met la musique et la clim à fond. Ça n'est pas très agréable mais je suis contente qu'il fasse des efforts pour ne pas s'endormir.
À l'arrivée, le sawngthaew qui déposait les passagers en ville s'est arrêté pour laisser descendre un couple de jeunes. Ils avaient l'air épuisés. La fille avait un énorme pansement sur le genou et boitait un peu. Je l'ai vu soulever son pansement, puis le sawngthaew a fait demi-tour un peu plus loin et quand nous sommes repassé devant eux, le garçon vomissait. Soit il était malade, soit la plaie de la jeune fille était vraiment moche à voir...
Trois épisodes vomi en douze heures, ça m'a fatigué, c'était trop, et cette nuit qui ne ressemblait pas vraiment au repos du juste m'a un peu mise K.O., même le cœur a l'endroit et les vêtements propres, je ne me sentais pas très fraîche. J'ai erré de 7h à 14h, le temps qu'une chambre se libère. C'est long 7h quand on a très envie de prendre une douche et de faire la sieste... J'avais une chambre sans fenêtre (ça arrive souvent en Asie du Sud-Est parce que les immeubles sont beaucoup plus longs que larges). En général j'essaie d'éviter. C'est dur quand même, la boîte noire.
Journée un peu pourrie, dont on se dit que non! justement, on ne veut pas qu'elle le soit parce que c'est la dernière dans le pays (et c'est peut-être parce qu'on ne veut surtout pas la rater qu'elle est nulle). Et puis finalement, un petit tour dehors au coucher du soleil qui s'est fait tout rouge pour couler dans le Mékong et les gens qui font du sport à côté de ceux qui se gavent de brochettes en déambulant dans le marché de nuit, ça ne peut que redresser la barre. Et puis un verre dans un bar où le jeune serveur est très content de discuter et s'amuse des différences culturelles de nos deux pays (le mariage ou plutôt son absence reste un grand mystère), avide de savoir ce que je pense du Laos (le pauvre, des gens lui avaient déjà dit que le Laos était ennuyeux) et à qui j'ai expliqué ce que c'était que l'hiver (j'adore raconter la neige). Et puis voilà, en fait, tout va bien.
J'ai vu des hommes jouer à la pétanque. Comme je passais en les regardant, l'un deux m'a crié "Petang". Et moi de répondre joyeusement "I know, I'm French". N'importe quoi cette réaction chauvine, à croire que c'est moi qui ai inventé ce jeu...
Je suis retombée sur un paquet de ces gâteaux apéritifs au goût de "toast" que j'avais trouvé étonnants il y a deux ans et que j'étais très déçue de ne pas retrouver. Et bien me voici nez à nez avec un paquet tout seul à mon avis très vieux. Déception. Je n'ai pas du tout retrouvé le goût de biscuit à la tartine de mon souvenir. Tant pis.
CHANGER DE LANGUE ENCORE ET ENCORE JE NE SAIS PLUS COMMENT PARLER
J'ai traversé le Mékong pour changer de pays. Le Laos fait payer une taxe lors du départ et c'est plus cher après 16 heures et le weekend. En échange on vous donne une carte magnétique pour passer le portillon de sortie du territoire. C'est une sorte de bakchich institutionnalisé. Bye bye Laos. Le passage à pied des frontières terrestres donne une toute autre sensation que lorsque l'on prend l'avion. Il y a quelque chose de plus concret. Selon les postes-frontières, c'est très bien organisé ou très bordélique. À celui-ci, le trajet d'une porte à l'autre, les quelques mètres dans le no man's land, était très clair. Tant mieux. Je trouve toujours assez stressant de ne pas savoir par où il faut rentrer ou sortir. Souvent, lors des passages de frontières, j'oublie que je passe d'abord par la sortie pour ne penser qu'à l'entrée. Or, bien sûr, il faut toujours partir de quelque part pour aller ailleurs. Pendant ce voyage, de la France à la France, j'aurais exécuté six fois le duo sortie-entrée.
Plutôt que d'enchaîner directement sur le train de nuit pour Bangkok, j'avais décidé de passer une nuit à Nong Khai, sur la rive Thaïlandaise du Mékong. Quelle douce idée, c'était une petite étape merveilleuse. Il faisait une chaleur à crever mais quand le soleil s'est mis à chuter sur le fleuve, c'était magnifique. Et puis le Laos étant juste en face, je ne le quittais pas trop vite. La large promenade qui borde l'eau ressemblait à une piste de danse de discothèque. La lumière se modulait sans cesse. Et ce qui arrive le soir se retourne comme un gant le matin. Pas dans les mêmes teintes tout à fait cependant.
On est injuste avec le lever du jour. On regarde toujours le soleil qui pique du nez comme quelqu'un qui a trop bu et on néglige souvent le jour qui se trémousse pour se hisser au-dessus de l'horizon et virer la nuit à coups de pied; on lui préfère un oreiller fourré au canard.
Non, vraiment, on est injuste avec l'aube. Tout le monde veut des levers de soleil. Or le jour qui se lève juste avant le soleil, voire sans le soleil si celui-ci n'a pas la force de percer les nuages, c'est magnifique.
Dans les temples de Bagan, les gens étaient déçus si le soleil "ne se levait pas". Ils voulaient voir un objet. Le jour qui apparaît, changeant d'intensité lumineuse constamment est plus difficile à appréhender, il est informe.
À Nong Khiaw, la boule jaune restait toujours derrière la brume blanche. Et cette brume, coincée entre les falaises était sublime. Bien plus que si elle avait été écrasée par le soleil.
On est encore plus injuste avec la nuit. Pas avec la lune ou les étoiles qu'on aime regarder. Mais la nuit qui se lève ou qui se couche, on n'en parle pas. La nuit aussi est informe, par essence et à tous les niveaux plus obscure. Et puis le soleil est puissant, on adopte plus spontanément le point de vue d'un beau parleur. Et moi la première parce que chez moi, le soleil me fait tous les soirs un troublant strip-tease au-dessus des toits de Paris, je ne peux pas le rater, et si je rougis trop il me faut tirer le rideau. Je ne parle donc que de lui, le séduisant soleil. Mais essayons donc de voir les choses autrement, ça ne peut pas nous faire de mal. Remettons nos yeux en face de nos trous (c'est pas beau ça). Remettons-nous les yeux en face des trous (c'est pas beau non plus ça). Remettons nos yeux dans nos orbites (c'est moche aussi). Bref, corrigeons notre strabisme et regardons.
Rares sont les gens qui ne trouvent pas beau un lever ou un coucher de soleil. Je ne sais pas pas comment ça se fait, il est rare que quelque chose remporte une adhésion aussi massive. Peut-être après tout y a-t-il du beau qui nous dépasse, qui arrive à parvenir à la fibre la plus profonde et secrète de "l'humain", celle qui existe en chacun, peu importe la couche de crasse qui la recouvre. L'Idiot de Dostoïevski parle du monde qui sera sauvé par la beauté. Qui sait... Ou par la joie ou par le rire. Qui sait...
Ce matin-là, à Nong Khai, je n'allais faire insulte ni au jour ni à la nuit ni surtout au Mékong, il fallait bien lui dire au revoir. Au Laos, j'ai toujours logé au bord du Mékong ou de la Nam Ou mais jamais à plus de 240 mètres d'une rive. La promenade de Nong Khai, le matin, c'est sport ! Tout le monde, peu importe l'âge, se dégourdit les jambes. En voyant tous ces gens courir, et faire leur petite gym, je me suis dit que j'allais moi aussi en profiter. Je pose mon sac et pouf, le pied sur la rambarde, je commence à m'étirer un peu. À un moment (où je n'étais pas complètement écartelée), une vieille femme s'approche de moi avec son déambulateur et me regarde avec curiosité. Puis, elle lâche son aide à marcher et vient se placer à côté de moi devant la rambarde, reproduisant en miroir la position dans laquelle j'étais. Je n'étais pas tout à fait sûre de ce qui se passait, mais c'était bien ça; elle voulait que je lui montre des exercices. Sans paroles, je changeais de position doucement, m'assurant qu'elle la prenait bien aussi et lui faisant signe s'il fallait qu'elle déplace sa jambe ou son bassin. Après un petit moment, nous nous sommes remerciées, saluées puis séparées; j'ai continué mon chemin, toute heureuse de cet étrange échange avec cette gracieuse vieille dame. Un peu plus loin, à côté d'un temple, il y avait de la musique chinoise et une quinzaine de femmes en t-shirt jaune faisaient de l'exercice. Il y avait deux hommes un peu derrière. D'un geste, j'ai demandé si je pouvais me joindre au groupe et j'ai commencé à bouger avec tout le monde. Il s'agissait de mouvements d'échauffement. Puis, nous avons avons démarré une séquence de taï-chi. J'ai eu une pensée émue pour Philippe, notre prof de taï-chi au TNS, un homme très gentil mais qui ne savait pas du tout rendre cette pratique passionnante. N'empêche, ce matin-là, ce que j'ai appris avec lui m'a été utile. Entre ma lointaine base de taï-chi et ma capacité de danseuse de reproduire des mouvements tout en les regardant, j'ai plutôt bien suivi. C'était très agréable de bouger pendant environ une heure et ça a beaucoup amusé mes compagnes du matin, elles ont eu l'air très contentes et enjouées de m'accueillir. J'ai adoré ce moment. Quand je me suis approchée, j'avais mon appareil photo à la main. Et quand je l'ai posé pour me joindre au groupe, j'ai eu l'impression de sauter à pieds joints dans la photo que finalement, je ne ferais pas.
Mon dernier grand trajet était un train couchette jusqu'à Bangkok; c'était à la fois pratique mais pas tout à fait innocent, je voulais finir en beauté. Le guichetier de la gare a eu l'air désolé pour moi lorsque j'ai poussé sans le vouloir un cri de désespoir en apprenant qu'il n'y avait que des wagons climatisés et rien qui ne soit simplement ventilé. En même temps, j'avais de quoi survivre. Dans la journée, j'étais allée dans le salon de massage d'une petite dame qui tricotait des bonnets et des vêtements d'enfants. J'ai acheté un bonnet de moine. Il est de la même couleur que leur robe. Je dois dire que je n'ai pas souvent vu de moine avec un bonnet parce qu'en général il fait chaud. Mais ils laissent toujours traîner leurs affaires dans les temples. Ce bonnet est donc un bonnet de moine qui a froid. Lorsque le soleil chauffe trop ou que la pluie mouille trop, les moines se protègent avec un grand parapluie noir. Exactement comme celui de Mary Poppins. C'est rigolo. En plus, les moines sont censés posséder peu, rien de plus que ce qui tient dans leur sac. Comme Mary Poppins. En fait, Mary Poppins est un moine bouddhiste. Ça explique tout.
Finalement, ce wagon n'était pas si froid. C'est sans doute parce qu'il transportait de la viande délicate à la chair fragile. En effet, j'ai voyagé dans une voiture réservée aux femmes et aux enfants. Je n'avais jamais vu ça et je peux vous dire que ça ne rigole pas; il y a des caméras et des sonnettes d'alarme (l'une d'elles a d'ailleurs été activée avant le démarrage pour démonstration ou par erreur et c'est fort, très fort; si un méchant monsieur s'est glissé dans votre lit, je peux vous affirmer que d'un seul coup, il deviendra tout tout tout petit riquiqui). J'ai craqué, j'ai volé une couverture. Elles sont tellement énormes et moelleuses... Je vole très rarement mais j'avoue avoir parfois subtilisé des couvertures. C'est mon côté mamie-aime-les-plaids. C'est mal, je sais. Mais si jamais on m'envoie brûler en enfer, peut-être pourrais-je étouffer le feu avec le fruit de mes larcins...
DERNIERS PAS
Arriver à Bangkok, à l'hôtel-maison, pour profiter de mes derniers jours m'a fait du bien. Cela faisait six nuits que je couchais tous les soirs dans un lit ou un transport différent.
Bangkok est définitivement une ville folle. Géniale et insupportable, harassante. Je suis passée au MBK, parce que je cherchais un truc que sans doute j’aurais pu le trouver là-bas. J'avoue que je n'avais pas un super souvenir de ce lieu. Le souvenir que j'avais des gâteaux au goût tartine était complètement à côté de la plaque, le MBK ressemblait à mon souvenir, en pire. Le MBK est un centre commercial tentaculaire: 8 niveaux, 330 mètres de long, 2 500 magasins et stands, surface commerciale de 89 000 m². C'est monstrueux. Et terriblement populaire. C'est une grande activité pour les jours de congé. Une foule immense vient y faire du shopping, du lèche-vitrine et profiter d'un espace climatisé. Folle que je suis, j'y suis allée pour y chercher quelque chose de précis. Au MBK, on ne cherche pas quelque chose, on flâne. Moi j'ai erré puis je me suis enfuie.
J'ai enfin mangé un paper dosa, cette spécialité indienne que j'espérais à chaque fois que je voyais la vitrine d'un restaurant indien.
Je me suis promenée, j'ai profité de cette grosse capitale, j'ai cru crever de chaud sous les 36° du thermomètre qui deviennent 39° en "température ressentie", ce qui contraste avec l'atmosphère glacière du métro et des centres commerciaux.
J'ai fait des courses et mon sac. J'ai été un peu triste. J'ai eu un peu peur de rentrer.
Quand on part loin, on parle d'escapade, ce qui veut bien dire que l'on s'échappe de quelque chose. On a souvent envie de prendre des tonnes de bonnes résolutions quand on est loin. J'essaie de résister à cette tendance; je déteste les bonnes résolutions. Je préfère me demander ce que je veux vraiment et me dire que ça serait bien de m'y atteler plutôt que de m'imposer des règles morales qui relèvent davantage du fantasme de changer de vie que de l'effort conscient qui ferait vraiment grandir sa vie. Et réfléchir à tout ça était d'autant plus important cette fois-ci que c'est la première fois depuis cinq ans que je reviens de voyage sans savoir ce que je vais faire après. C'est une chance que cela n'arrive qu'aujourd'hui mais c'est un peu angoissant. Il va falloir être disciplinée. C'est plus compliqué de se gérer tout seul que d'aller travailler 70 heures par semaine à Caen (par exemple).
J'ai eu envie de pleurer le dernier jour. J'ai eu envie que le dernier jour soit parfait et il le fut. Je me suis dit que j'allais pleurer le soir, avant de partir, plutôt que de pleurer en arrivant chez moi. Je ne voulais pas pleurer parce que j'étais triste mais plutôt pour me laver et me vider un bon coup; quand les émotions sont fortes et trop mélangées pour être lisibles, c'est très hygiénique de les liquéfier. Finalement, je n'ai pas pleuré le soir, mais le lendemain matin quand la femme de ménage de l'hôtel me voyant partir m'a demandé "You go back home?", et puis surtout dans le métro m'amenant à l'aéroport. Je me vautrais avec délice dans mon émotion, je la faisais mousser comme du champagne mal versé. Parfois ça fait du bien. Ce n'est pas que l'émotion n'est pas vraie; elle est sincère, mais si l'on est honnête avec soi, on peut très bien remarquer que l'on est aussi ému d'être ému, que l'on jouit de ressentir cette émotion. C'est pas du tout bouddhiste de faire ça mais tant pis. Après tout, je ne vois pas pourquoi seuls les amoureux auraient le droit d'inonder les quais de gare et les aéroports de leurs larmes.
Le dernier matin, je voulais prendre un taxi jusqu'à la station de métro d'où part la ligne qui va à l'aéroport. Il était 5h30 et je cherchais un taxi. À Bangkok, les taxis ont des compteurs mais parfois les chauffeurs ne veulent pas l'utiliser et essaient de négocier la course. J'en croise un, je lui dis que je veux aller à telle station de métro. "200 baths". Non mais ça va pas la tête, je repars, je le connais ton pays, tu vas pas me la faire à l'envers. Il est très tôt, nous sommes samedi, il n'y a pas des tonnes de véhicules mais je sais comment ça marche et j'ai prévu large, je ne suis pas pressée, je vais marché plus loin. "100 baths". Non plus, je veux le compteur. "Oh, no meter, it's too early". Ah bon, il fait la grasse matinée ton compteur? Parfois, il y a vraiment des arguments dont je ne repère pas la causalité. Je m'en vais et je trouve un autre taxi dont le compteur est réveillé. 65 baths avec le pourboire. Eh bah voilà. Ça n'est jamais agréable d'être prise pour une idiote mais je suis presque contente d’avoir croisé ce premier mec et que la Thaïlande ressemble jusqu'au bout à la Thaïlande. Et puis on ressent toujours une certaine fierté quand on échappe aux griffes d'un arnaqueur.
Je ne sais pas ce qui m'a pris. Moi qui dors partout et tout le temps, je n'ai pas dormi dans l'avion. En général, j'ai du mal à regarder un seul film. Là, j'en ai vu cinq.
PREMIERS PAS
Les premiers pas chez moi, je ne suis pas sûre de les avoir aimés. Je reconnaissais ma maison et en même temps non. J'ai dit merci en thaï à la caissière du Franprix. Et puis le lendemain, je suis allée chez mon fromager, ça m'a mis du baume puant au cœur. "Mon" fromager, celui sur qui j'ai cristallisé tout mon fantasme laitier n'était pas là, c'était un autre. En même temps heureusement, j'aurais rougi comme une fraise après toutes les allusions que j'ai faites le concernant dans mes mails. Et puis heureusement, j'adore mon quartier, j'y suis bien et d'y être m'aide toujours à atterrir. En plus, à Belleville, il y a plein d'asiatiques qui vendent des trucs sur les trottoirs (des légumes rue de Belleville et des putes boulevard de la Villette, moi je suis plutôt portée sur la verdure), ça ne me dépayse pas trop.
J’ai vécu pendant dix semaines avec deux pantalons, deux t-shirts et un débardeur. C’est possible. Moins non. Si quelqu’un vous dit que c’est possible c’est qu’il est sale. Me vêtir et me pomponner ne m’a pas manqué mais je dois avouer que la perspective de retrouver un peu de futilité textile n’était pas pour me déplaire. J’ai failli aller chez le fromager en talons mais je me suis dit qu’après deux mois et demi à plat, remonter la pente de la rue de Belleville ainsi chaussée n’était pas une bonne idée. Je me suis sentie fort dubitative en regardant mon placard. Il faut choisir ? Vraiment ? Parce que ces derniers temps, c’était simple en fait, je mettais les vêtements les plus propres ou secs, le pantalon gris pour les trajets de nuit ou le noir si je veux être plus chic. D’autant plus qu’après les 39° de Bangkok, j’avais un peu froid ici...
Lundi, un attentat a fait 20 morts et 140 blessés à Bangkok. L’endroit où c’est arrivé, en plein centre-ville, j’y étais le vendredi. Ça ne veut rien dire mais quand même, on se dit qu’à trois jours près, boum.
DU PETIT, DU VASTE, DU VRAC, DU VAGUE
JE TE SERAI FIDÈLE, PROMIS
La fidélité a du bon. Je ne parle pas de la fidélité au sein du couple, là chacun s'arrange comme il veut, je ne me permettrais pas de mettre le nez dans votre cuisine, j'aime cuisiner pour les autres quand ils ont envie de manger.
Non, je parle de la fidélité en voyage, avec les commerçants, les restaurateurs ou les hôtels. C'est aussi pour cela que j'aime rester un peu longtemps dans les villes ou les villages, ça permet de créer du lien. Il est difficile de faire œuvre de fidélité sur une seule rencontre; "si je restais je te serais fidèle" "mais comme tu ne restes pas, tu ne l'es pas". Il y a différents cas de figure. Avec les gens qui parlent votre langue (enfin surtout l'anglais, donc pas la vôtre mais celle que vous empruntez tous les deux), l'habitude aidant, vous pouvez discuter. Avec les gens avec lesquels la barrière de la langue est comme le mur de Berlin, il vous reste l'art du mime et le sourire; et s'il est difficile de faire connaissance, du moins y a-t-il reconnaissance et il est plus facile de vous faire comprendre. Souvent, les gens sont surpris de vous voir revenir. À Champasak, j'ai mangé plusieurs fois dans une petite épicerie boui-boui tenue par trois générations, la grand-mère, la mère et la jeune fille. Elles avaient l'air contentes que je revienne et j'étais contente d'y aller. Quand je passais dans la rue, on se saluait.
À Mandalay, je suis allée dans un boui-boui pour boire un thé. La commande avait été très compliquée (allez comprendre, parfois il y a des bugs et les choses que l'on croit basiques et simples ne le sont pas). Mais le serveur et moi, avec l'aide d'un moine, nous avions fini par nous comprendre, j'en avais donc profité pour en boire un second. Quand je me suis levée pour partir, il a catégoriquement refusé que je paie. Et bien, le lendemain, le boui-boui n'était pas vraiment sur ma route mais j'y suis retournée.
À Don Khong comme à Luang Prabang comme à Nong Khiaw, j'allais tous les matins ou presque au marché. Au fil des jours, il y a une nuance dans le regard que l'on porte sur vous et le sourire que l'on vous donne. On s'habitue à vous mais plus vous restez, plus vous êtes une étrangeté.
Bon, par contre, il peut arriver que des gens charmants vendent des trucs dégueulasses. Si c'est le cas, je ne vais pas me forcer non plus. Près de chez moi par exemple, il y a un boulanger très sympathique et enthousiaste mais franchement, son pain n'est pas terrible... Alors je lui dis bonjour en passant mais je n'achète pas mon pain chez lui.
A contrario, il arrive que des gens peu sympathiques aient de bons produits et c'est problématique parce que je préfèrerais acheter à la petite vieille souriante mais, quand même, ils sont trop bons les desserts à la noix de coco de la grosse bourrue, non?...
Dans les gens que j'aimais bien, il y avait Popeye et Olive. Juste à côté de l'hôtel où j'ai vécu lors de mes séjours à Bangkok, il y a un petit marché, quelques vendeurs de produits frais (et en Asie, frais veut parfois dire vivant) dans la rue et, sur la place, des vendeurs ambulants et quelques gargotes où déjeuner.
Popeye et Olive sont un couple qui vend du poisson grillé, de la soupe, de la salade de papaye et de la salade de mangue verte. Monsieur est préposé au poisson grillé, Madame à la salade. Il faut savoir que la salade de mangue ou de papaye est un truc très sportif, car les fruits (qui a cet âge-là sont des légumes; bah oui, ils sont tout verts et pas sucrés donc ce sont des légumes...) sont râpés et énergiquement écrasés au pilon avec le reste de l'assaisonnement dans un très grand mortier. Parfois, Madame demande à Monsieur de couper les oignons rouges ou de râper les fruits. Il a d'ailleurs beaucoup moins de technique que Madame. Pour la papaye, c'est facile c'est à la râpe faite pour ça. Pour la mangue, c'est impressionnant et jamais au grand jamais je n'essaierai, je préfère conserver mes doigts, mes mains et mes bras mais je vous soumets la technique, si jamais vous voulez tenter le coup (mais attention hein!); pelez la mangue à l'économe puis saisissez fermement le fruit dans la paume de votre main gauche (si vous êtes droitier) et un grand et lourd couteau dans votre main droite. Puis, laissez tomber le couteau sur la mangue afin de la strier dans le sens de la longueur et ensuite tranchez la chair le long de noyau et ce qui donnera de petites lanières très fines. Je ne sais pas si je suis très claire, si je devais écrire un livre de cuisine, ça serait incompréhensible. J'ai toujours été nulle pour les résumés, je n'arrive jamais à être concise.
Heureusement, des râpes spéciales existent, ça me permettra de faire de la salade de mangue verte en conservant mes membres, au pire je m'arracherai des bouts de chair. D'ailleurs, le mari utilise une râpe, il laisse la virtuosité à sa femme. À chaque fois que je les voyais donc, je pensais à Popeye et Olive. Mais quelque chose clochait, c'était ça et pas tout à fait ça. Et puis un jour ça a fait tilt. En fait elle est Popeye et il est Olive!
Mais là où j'ai été plus que fidèle, c'est à "mon hôtel" de Bangkok. J'avais vraiment la sensation d'être chez moi là-bas, dans mon quartier, mon hôtel, mon restaurant. Quand j'arrivais pour un nouveau séjour là-bas, la femme de ménage me disait "oh, you came back". J'étais devenue très amie avec le serveur du matin et le serveur du soir, l'un me demandant ce que j'allais faire dans la journée, l'autre me questionnant sur ce que j'avais fait dans la journée. Je n'avais même pas besoin de commander mon café le matin. Et le soir, je m'asseyais souvent sur l'un des coussins de la grande banquette aussi confortable qu'un canapé géant. J'aimais bien me mettre dans l'angle. Un soir, je suis arrivée et il y avait des gens assis à cette place. Le serveur m'a dit que oh zut, ma place était prise. Enfin quand je dis amie, c'est davantage une cordialité poussée, parce que la Thaïlande n'est vraiment pas un pays où les gens vous parlent de leur pays ou de leur vie. Simplement, je m'attache vite aux gens sympathiques et il était par exemple hors de question de ne pas leur dire au revoir le dernier jour. J'avais envisagé de dormir dans un hôtel dans le genre un peu chic de celui où j'avais été mon arrivée mais près de l'aéroport parce que mon avion décollait tôt. Et puis non, je voulais être chez moi le dernier soir. Il faut dire que je suis souvent passée à Bangkok, c'est un bon point névralgique pour aller à droite, à gauche, en haut ou en bas. J'y ai donc logé trois fois il y a deux ans et trois fois cette année; au bout de six séjours, je pense effectivement pouvoir être considérée comme une habituée. Et j'aime bien...
MENUE POÉSIE / POÉTIQUES MENUS
Sea food rice stir-fried basitl into the sea
Drunken• stir-friedwith pork
Mixed boiled accuracy••/ seafoodmixed boiled accuracy
Guick-fried wader spinach
Red wind
Appetizer: French fried•••
Sweet and shower fish
Cocholate shake
• ivre
•• exactitude, précision
••• appetizer se dit aussi "small bites"
CE QUE L’ON DIT ET CE QUE L’ON EST
"Paix, Indépendance, Démocratie, Unité et Prospérité" est la devise nationale du Laos.
Le Laos est classé 145ème sur 175 pays et territoires sur l'indice mondial de perception de la corruption en 2014.
Le Laos est classé 171ème sur 180 pays dans le classement RSF sur la liberté de la presse.
"L'unité du peuple fait le succès et la prospérité" est la devise nationale de la Thaïlande.
La Thaïlande est classée 85ème sur 175 pays et territoires sur l'indice mondial de perception de la corruption en 2014.
La Thaïlande est classée 134ème sur 180 pays dans le classement RSF sur la liberté de la presse.
"Le bonheur se trouve dans une harmonieusement disciplinée" est la devise nationale de la Birmanie.
La Birmanie est classée 156ème sur 175 pays et territoires sur l'indice mondial de perception de la corruption en 2014.
La Birmanie est classée 144ème sur 180 pays dans le classement RSF sur la liberté de la presse.
Voilà.
MAIS QU’EST-CE QUE JE DIS QUAND JE PARLE SANS PENSER ?
On dit souvent "faire des choix c'est renoncer". Ah bon. Dans ces dernières semaines, j'aurais plutôt dit "faire des choix c'est profiter", « Renoncer c’est savourer ». Renoncer à telle ville, à tel site, à telle région, c'était savourer les lieux où je me sentais bien. Peut-être devrait-on pour toujours modifier cette triste maxime. Parce que oui, toujours, choisir c'est profiter de ce à quoi on ne renonce pas. Dans le bouddhisme, seul existe le présent puisque, par définition, le passé n'existe pas puisqu'il n'est plus, et le futur n'existe pas non plus puisqu'il n'est pas encore. Ainsi, courir et se presser parce qu'on a peur (dans le futur) de regretter (le passé) est complètement insensé. On est déjà devant et déjà derrière, bref tout sauf debout là où nous sommes.
En parlant peu français, les mots et les expressions résonnent autrement quand ils nous viennent en tête. On se demande tout à coup si "c'est comme ça qu'on dit?" Vraiment? C'est bizarre.
Par exemple, quand on dit de quelqu'un qu'il se "laisse aller" ou que "eh bien dis donc, il se laisse vivre celui-là", on y insère insidieusement l'idée que l'autre en question est un gros flemmard. Quelle tristesse! C'est plutôt une bonne nouvelle que de se laisser vivre, c'est plutôt un beau progrès que de se laisser aller.
Robert Pinget à écrit: "Ne dites pas ça, vous finiriez par le penser".
COMBIEN DE BOUGIES ?
J'ai l'air plus jeune que mon âge (demandez à mes employeurs). C'est une drôle d'expression, plus jeune ou plus vieux que son âge; on a celui que l'on a, c'est tout. J'imagine que ça veut dire un truc comme "plus jeune que l'apparence de la majorité des gens de cet âge-là". Et ce n'est pas une question de taille, parce qu'ici, je suis de taille normale, ça me fait presque bizarre quand j'y pense (ou quand on m'y fait penser en me disant que je suis petite pour une européenne, que je suis format local). On me donne du vingt-quatre ans maximum. Bon, c'est vrai qu'en mode baroudeuse, totalement nature, j'ai l'air plus jeune que lorsque je gambade en jupe, talons et rouge à lèvres. On m'a aussi dit que "j'avais l'air de quelqu'un qui a vingt-neuf mais qui en paraît moins" (c'est tordu). Quoiqu'il en soit, quand je révèle mon âge, cela créé en face une sorte de grimace ahurie assortie d'un "ohhh" aspiré comme un soupir inversé. Du coup, j'ai vraiment l'impression que vingt-neuf ans est un âge vénérable. Que je suis vieille quoi.
À l'arrivée à Paris, il y a une file rapide à la douane pour les majeurs détenteurs de passeport biométrique. Une femme vérifie que vous pouvez y accéder. Elle m'a dit "Majeur?" Faut pas déconner quand même. J'étais trop fatiguée pour être drôle, même si ça m'a bien fait rire. Si je pouvais rejouer la scène je lui dirais "Et vaccinée" ou "Auriculaire".
S’ASSOIR « MAL », C’EST PAS POLI MAIS C’EST YOUPI
Le sens du confort à l'asiatique me convient tout à fait. Je ne sais pas si c'est une histoire de format. Entre petits, on aime bien s'accroupir, par terre ou sur les sièges. On aime bien les mini-chaises et les petits tabourets. Et puis on aime bien se coucher sur les banquettes des trains ou des gares (ça, je pense que ça n'a rien à voir avec la taille ou alors la taille toute petite du sens des convenances).
SERVICE OU SERVILITÉ
Le sens du service à l'asiatique pousse le bouchon très loin. Pour peu que le moindre grain de sable perturbe l'ordre des choses, les vendeuses ont l'air tellement terrorisé que j'ai envie de les prendre dans mes bras. À Bangkok, j'habite près du terminus d'une ligne de métro. Avant l'arrivée à ladite station, une voix enregistrée indique qu'il s'agit du dernier arrêt et ajoute: "We apologize for the inconvience and thank you for your patience." Vous imaginez, sur la ligne 11 par exemple: "Châtelet-les-Halles, terminus du train. Nous nous excusons pour le désagrément et vous remercions pour votre patience." C'est presque un peu trop. Un métro s'arrête là où il n'y a plus de rails, on ne va pas en vouloir à qui que ce soit, ou alors si, on peut en vouloir à une politique sociale d'urbanisme mais il s'agit d'un autre niveau de revendications. Après, la voix ajoute "Thank you for choosing our metro". Ça, maintenant, ils le disent aussi dans les trains et les avions. Alors, à la rigueur, que cela soit dit à bord des avions Air France, je veux bien, on peut effectivement préférer une autre compagnie aérienne pour effectuer le même trajet, donc on choisit. Mais dans le cas de la SNCF ou du MRT de Bangkok, pas vraiment. Certes, on pourrait choisir de se rendre d'un point A à un point B à pied, en bus, en car, à vélo ou en voiture, mais pour peu qu'on veuille y aller dans un wagon, on n'a pas vraiment le choix de la marque (puisqu'effectivement il s'agit dorénavant davantage de marques que de compagnies). Je trouve par conséquent que de tels remerciements sont simplement des paroles de fayots.
COMMENT FAIRE EN SORTE QUE VOS ENFANTS FASSENT ENCORE PLUS DE BRUIT
J'ai vu pas mal d'enfants avec ces horribles baskets qui font de la lumière et un son genre "couic-couic" à chaque pas de la petite chose. En plus, les enfants ont de petites jambes, ce qui, même sur une courte distance, fait beaucoup de pas, beaucoup de "couic-couic". À mon avis, ils sont complètement maso ces parents.
DES LIGNES
L'Asie du Sud-Est est un coin de planète où je me sens extrêmement bien. Ça n'est pas pour rien que je repars toujours par-là. Il ne s'agit pas de comparer les différents pays mais c'est amusant de voir ce qui est "pareil" et "pas pareil". "Same same but different" est une maxime de voyageurs. J'ai l'impression de rendre visite à une grande famille. On a beau trouver que son oncle est trop moche, on lui ressemble quand même. On est content d'avoir les mêmes yeux que sa cousine. Bien sûr, il y des éléments concrets qui créent ces différences et ces similitudes. La nourriture, les temples, les vêtements, les commerces, etc. Mais aussi les énergies propres aux pays. Ça fait beaucoup réfléchir au principe de frontières. Qu'est-ce qui fait qu'à quelques mètres d'écart, on se retrouve vraiment ailleurs? C'est comme l'œuf ou la poule. Est-ce qu'il y a des différences intrinsèques qui ont créé des frontières? C'est ça parce que les frontières sont créées par des peuples venus de là ou d'ailleurs, des guerriers ou des envahisseurs qui se sont appropriés des territoires. Mais une fois les frontières tracées, on fait apparaître un pays qui se construit comme une entité propre et la culture se met en place, rendant différents des gens vivant parfois tout près les uns des autres. On le voit surtout avec les populations des plaines comme on le dit au Laos. C'est fascinant de voir que les minorités ethniques présentes au Vietnam, au Laos ou Birmanie conservent une culture commune très forte malgré l'existence de ces lignes tracées entre les territoires. Dans ces cas-ci, la culture de cœur est plus forte que la culture politique. C'est d'ailleurs pour cela sans doute que dans tous ces pays, et surtout en Birmanie où la violence est extrême, la question de l'intégration de ces minorités est problématique parce qu'elles ne se fondent pas dans le moule de la culture constituée par le pays tel qu'il a un jour été défini. Ce qui prédomine dans un cas est le peuple qui dépasse la géographie, et dans l'autre cas, c'est le sol qui est le plus fort.
Je ne suis pas du tout spécialiste des sciences sociales et je n'oserais pas m'aventurer sur le terrain des certitudes ou des réponses. Peut-être que mon questionnement est un peu simpliste pour qui s'y connaît davantage. Mais ces voyages me font beaucoup réfléchir à ces sujets, alors bon, je vous en parle, de la petite hauteur de ce que je vois du monde en le parcourant un peu. Je ne suis pas une pro, c'est simplement la vision subjective d'une simple voyageuse, d’une simple humaine qui aime bien voir comment c'est ailleurs.
POURQUOI ? PARCE QUE
Pourquoi est-ce que je voyage? Je me pose la question. Parfois je me dis que c'est peut-être égoïste. Je fais ça pour une satisfaction toute personnelle et je me demande si cela apporte quelque chose à quelques autres... Alors j'espère que les gens que je rencontre, même lorsque nos échanges sont laborieux, retirent autant de joie à rencontrer un "autre", qui vient de loin, qui vit si différemment mais qui après tout est un humain aussi.
L'année dernière, au Sri Lanka, les cingalais ne comprenais pas l'intérêt qu'il y avait à aller vers Jaffna, région tamoule très abîmée par la guerre et le tsunami. En gros, cela voulait dire "pourquoi aller dans une région moche, détruite, pas intéressante et habitée par un peuple inférieur?" Et bien parce que cette région fait partie de votre pays et que par conséquent elle "est" votre pays. Alors finalement, aller dans un autre pays c'est un peu pareil, ailleurs fait partie du monde que nous habitons tous même si nous le partageons difficilement (voire qu'on ne partage pas du tout, seulement quelques bouts de terre laissés à d'autres, et encore, la terre se vend aussi). Aller loin c'est aussi se retrouver dans la position de l'étranger, ce qui ne fait pas de mal. Être observé, faire rire parce que nos manières ne sont pas adaptées, avoir du mal à se faire comprendre, être paumé, etc. C'est une pratique d'humilité, pour peu que l'on se souvienne que l'on va chez les gens et que l'on n'est pas chez soi partout.
Quand on part loin, on repère aussi quelles sont les névroses circonstancielles qui disparaissent hors contexte et celles qui sont suffisamment ancrées pour se glisser avec nous dans l’avion.
Proust écrit: "C'est d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons; la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu'elles se reposent sur l'habitude qui sait ce qu'il y a à faire et n'a pas besoin d'elles. Mais par ce matin de voyage l'interruption de la routine de mon existence, le changement de lieu et d'heure avaient rendu leurs présences indispensables. Mon habitude qui était sédentaire et n'était pas matinale, faisait défaut, et toutes mes facultés étaient accourues pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle - s'élevant toutes, comme des vagues, à un même niveau inaccoutumé - de la plus basse à la plus noble, de la respiration, de l'appétit, et de la circulation sanguine à la sensibilité et à l'imagination."
Et c'est ça, on se sent intensément vivant parce que tout en nous est en alerte, on se tient prêt à tout recevoir et tout embrasser. L'aventure, le parcours, la beauté, la vue du paysage par la porte ouverte d'un train me donnent un intense sentiment de puissance. Je sens mon cœur énorme. Je sens ma force immense. Je sens très fort le monde et la vie qui vibrent. C'est assez jouissif.
Bon, quand Proust écrit cela, il part en train en Normandie... Chacun son kif.
J'aimerais être capable de cette ouverture, de cette vigilance, de cette curiosité et de cette disponibilité tout le temps, partout. J'ai appris que dans le bouddhisme, on compte six sens; les cinq que nous connaissons et l'esprit en plus. Cela m'a semblé d'une logique implacable.
LA FIN EST SEULEMENT DANS LES PIEDS
En 70 jours, j’ai parcouru, de Paris à Paris, 26 804 km (à vol d’oiseau pour les avions et en kilomètres routiers pour les bus et les trains). Cela fait 382,91 kilomètres par jour. Cela fait du 15,95 km / h. C’est pas mal non ? Alors certes, ce calcul ne veut rien dire et ne sert à rien mais il m’amuse. Peut-être que si on m’avait posé ce type de problèmes à l’école (c’est terrible ce mot, en fait, on passe son enfance devant des « problèmes »), j’aurais (peut-être) été meilleure en maths. Parce que, en vrai, l’énigme de la baignoire qui fuit, elle est aussi boiteuse que mes faux kilomètres à pied. Dans la vraie vie, quand ta baignoire fuit, tu appelles le plombier, tu ne demandes pas à ton gamin de calculer combien de litres se retrouvent sur le sol de la salle de bain ou dans le salon du voisin du dessous en deux heures.
Et puis donc voilà, il est fait ce long voyage. Il est fait mais pas fini ou peut-être qu'il est fini mais en tout cas pas mort. Et c'était bien, et ça va rester.
En tout cas, chère famille, chers amis, merci beaucoup pour votre compagnie. Parce que je vous gardais en tête entre les temps d'écriture, vous étiez présents sans le savoir. Ce que je regardais, je le regardais avec mes yeux mais en imaginant porter vos lunettes à vous aussi. Je me suis dit que ça n'était sans doute pas pour rien que je faisais du théâtre puisque ce qui me plaît, c'est de raconter des histoires (vraies ou non), de m'adresser à quelqu'un. C'est bon pour la solitude. Et puis, me connaissant, si je n’avais écrit que pour moi et pour moi seule, j'aurais sans doute versé dans le journal de bord plus abstrait, philosophique voire sombre. Je suis un clown quand je suis avec les autres ; ce clown n'est pas un masque mais bien un vrai de vrai dans toutes ses fibres. Mais les clowns ont aussi un fond de bouteille triste quand ils n'ont besoin de faire rire personne. Ça n'est pas grave du tout, c'est comme ça. Mais simplement, c’est chouette de faire rigoler. Je ne savais pas si j'allais beaucoup vous écrire et puis finalement si. Écrire le voyage était aussi devenu le voyage.
J'espère que vous aussi vous aurez été contents de ce feuilleton, de la masse si vous aviez le temps, des petits bouts et des photos si vous ne l'aviez pas.
Et puis, pour beaucoup d'entre vous, vous aurez eu beaucoup plus de nouvelles que mon trimestriel coup de fil; je ne manifeste jamais autant que quand je ne suis pas là. Paradoxe quand tu nous tiens...
J'espère que vous allez bien et je vous embrasse désormais sans décalage horaire,
Valentine
ET HENRI MICHAUX DIT :
« PRÉFACE À QUELQUES SOUVENIRS »
Voyant une grosse année réduite à si peu de pages, l’auteur est ému. Sûrement, il s’est passé encore bien d’autres choses.
Le voilà qui cherche. Mais il ne rencontre que brouillards.
Alors, pour masquer son embarras, il prend une voix de pédagogue.
H.M.