La Birmanie en bateau, à cheval et à pied

Chère famille, chers amis, 
Après les images à regarder de l'autre jour, (un peu de) texte à lire pour quand vous aurez le temps (parce que c'est un luxe dans lequel je baigne mais je sais bien que c'est parfois une denrée rare). 
C'est parti, Birmanie, deuxième partie

PINCE-MI ET PINCE-MOI SONT SUR UN BATEAU
Lac Inlé. Vadrouille d'une journée sur ce lac immense, toute seule dans mon bateau avec le chef d'équipage et l'équipage (lui et lui). Nous croisons un pêcheur local qui entortille sa rame avec sa jambe. C'est rigolo. En quoi est-ce pratique, ça, je ne l'ai pas bien compris, mais les gens d'ici sont malins alors il doit bien y avoir un avantage outre l'aspect esthétique. Mon pilote de pirogue à moteur ralentit, je sais que je serais censée prendre une photo mais je n'en ai pas envie. D'où je suis, elle sera moche, ne me plaira pas, sera simplement explicative et puis j'ai la flemme de sortir mon appareil. Ce n'est pas parce qu'on est à l'heure du numérique qu'il ne faut plus faire de choix avant d'appuyer sur le déclencheur. Premier arrêt au bout d'une bonne heure dans un village où se tient un grand marché de légumes-fruits-viande-poisson-et autres bidules, et une grosse belle pagode. Je flâne au marché et achète de quoi me faire une tambouille dans le beau jardin de la guesthouse. Je zappe la pagode... En déambulant sur le lac, nous passons dans les "factory". Je regarde bien comment on fait, pour la soie (les tisseuses fabriquent une fibre à partir de fils gluants et élastiques que l'on récupère en cassant une tige de roseaux), l'argent, les cigares, le papier mais je n'achète rien, aucun "souvenir". C'est beau, bien fait et je le leur dis pour les réconforter mais je n'ai besoin de rien. Quant aux cadeaux, ils grimperont plus tard dans mon sac à dos, je suis trop loin de l'aéroport. Mon pilote semble me trouver de moins en moins sympathique. Je m'en fous, je suis contente, on navigue dans des villages, des potagers flottants (pour les tomates hydroponiques locales). Nous accostons au pied d'un monastère sur pilotis appelé "monastère des chats sauteurs". Historiquement, les moines y dressaient des chats pour qu'ils sautent à travers des cerceaux. Plus maintenant. "Les chats sont devenus trop paresseux" m'a-t-on dit. Je pense surtout que ce sont les moines qui ont subi une attaque de mollesse; les deux que j'ai croisés là-bas somnolaient et semblaient avoir mangé la pâtée des chats en plus de la leur.
Le bateau est tombé en panne au milieu du lac (après le bus le bateau? je vous jure que je n'y suis pour rien). Le chauffeur tirait la tronche; après avoir baladé pendant des heures une touriste sans diplôme qui n'avait rien trouvé de mieux à acheter que des tomates, des cacahuètes bouillies, des mangues et des graines de tournesol, v'la t'y pas qu'en plus, son bateau stagnait! Un autre bateau a tracté le nôtre et puis, finalement le moteur est reparti.
Il y a plein de treks à faire dans la région mais ce n'est pas un truc qui m'attire spontanément (pardon Papa, ne me déshérite pas...). Et puis de nombreux treks sont faits pour découvrir les villages des minorités ethniques. Il faut vraiment trouver une agence qui fait ça avec un minimum d'éthique (et l'éthique coûte bonbon dans ce milieu...) sinon, ça devient vite une visite au zoo. Dans la région, il y a des "long necks", ces femmes avec des colliers qui leur étirent le cou. Dans une boutique sur le Lac Inlé, on pouvait voir une vieille long neck qui tissait et sur le banc à côté d'elle, il y avait une petite long neck qui n'était là que pour être prise en photo avec les touristes. Il y avait un couple avec un enfant et la mère, tout sourire, est allé poser à côté de la petite fille docile. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment on peut faire ça, quel est le trou dans le cerveau de tous ces gens qui absorbe leur respect pour autrui sous couvert d'exotisme et de "découverte d'autres cultures". C'est comme les réserves musées d'amérindiens en Amérique du Nord. Comme les villages de montagne au Vietnam. Comme tant d'endroits sur tous les continents j'imagine. Il y a par-là une minorité qui, auparavant, se tatouait entièrement le visage. Mais ils ne le font plus. Ils ont gardé plein d'éléments de leur culture et un mode de vie (agriculture, artisanat, vêtements) particuliers mais ils ont abandonné le visage tatoué. Mais comme les touristes viennent aussi pour voir "ça", ils se maquillent le visage pour faire plaisir à l'homme blanc. Ça me révulse.
Dans la ville, il y avait des moines partout! Pendant dix jours, tous les moines de l'état Shan passaient dans la ville pour examens, cérémonies, ordinations, partout déambulaient des moineaux et des nonnettes... Ma fenêtre donnait sur le monastère. Les chants très matinaux ne me posaient pas de problème mais je me disais que, quand même, notre oreille est très formatée; je ne trouve pas les chants et percussions moches mais presque arythmiques et pas du tout mélodieux. Question de culture.
J'ai fait un jour d'école buissonnière pour lézarder (à l'ombre; ici ça vaut mieux), bouquiner, dessiner, aller au marché pour pique-niquer. C'était bien comme un dimanche. Je n'en ressentais pas spécialement un besoin désespéré mais c'est un bien aussi quand le dimanche arrive avant que l'on soit mort de fatigue...

CHAMPS DE PAGODES
Un nouveau bus de nuit, une nouvelle clim qui tue. Je sais que je vous parle beaucoup de climatisation mais c'est un sujet important! Mon frère a décidé de faire un trek en Islande cet été, grand bien lui fasse! (en plus il ne sera pas déshérité), moi j'ai décidé de partir en ASIE DU SUD-EST! Et puis le temps de trajet d'un point A à un point B est tellement important, qu'il vaut mille le considérer comme faisant partie intégrante du voyage, sinon ça devient du temps perdu plutôt que du temps passé. Bref, encore une fois, peu importe son origine, tout le monde caillait mais on avait droit à une couverture en pilou avec Minie et Mickey dessus pour se consoler (ou pour se moucher). Suite à cette nuit chaude comme la braise, arrivée à 4h du matin à Bagan. La gare centrale est désormais excentrée, c'est bien meilleur pour le business. 
La lumière du bus s'allume brutalement, allez hop! tous dehors! Le cerveau tout pâteux je sais ce qui m'attend. Je respire un bon coup, il va falloir faire preuve de beaucoup d'humour, de suffisamment de clarté d'esprit et fermeté de poigne. Les pieds encore dans le bus, une masse vivante bouche la descente: "Taxi, taxi!" "Where you going? You have hotel?" En riant je leur dis qu'il faudrait déjà que je puisse sortir... Je me joins à deux autres filles pour partager le transport, pas un taxi mais une calèche (c'est plus long mais il est terriblement tôt, c'est moins cher et bien plus "exotique"). L'une a déjà une réservation dans un hôtel, l'autre non et moi non plus. Je me dis qu'il est bien trop tôt pour arriver dans une guesthouse, même si elle est déjà ouverte, ça sera beaucoup plus difficile de négocier (le pouvoir n'est pas du côté des désespérés sans sommeil qui portent leur sac comme des ânes). La grande activité dans cette zone où un géant a semé des pagodes comme le Petit Poucet des cailloux, c'est d'assister au lever du soleil du haut ou du bas d'une pagode. Je repère sur le plan celle qui sera atteignable en sac à dos et pas trop éloigné du lit recherché pour la suite. La fille sans hôtel descend avec moi, le cocher cherche à entourlouper celle qui reste et je joue à Zorozette pour lui éviter l'arnaque qu'elle semble résignée à subir. Les deux filles semblent impressionnées; et ouais, je suis vieille... À peine descendues, celle qui me suit me dit "Ok, can I talk to you about some personnal problems, I really need to." Aïe aïe aïe que je me dis. En gros les deux copines voyageaient ensemble (mais voyager n'est pas partager une salle de cours) et bref, ça le faisait pas et celle avec qui je suis l'a dit à l'autre (restée dans la calèche) et c'est pas très bien passé (et etc et bla-bla-bla). Du haut de ma grande maturité, très diplomate et psychologue, je tente de trouver les mots justes (et là, j'ai les chevilles qui enflent et pas à cause de la chaleur!). Je trouve la pagode, un lieu de culte toujours en activité, elle est toute dorée ce qui lui donne bonne mine dans le nouveau soleil et on voit encore la lune qui traîne à côté du sommet. C'est très beau et cela serait toujours à fait apaisant si mon infortunée compagne n'avait pas une voix forte et haut perchée. Une fois l'hébergement trouvé, inutile de me proposer une quelconque activité à plus de un...
À Bagan, il fait cagnard sur la tête, il fait chaud, c'est tout plat et aride et les seules lignes verticales se sont les pagodes, des petites, des grosses, des rondes et des carrées. Elles sont disséminées partout et vraiment à perte de vue. J'ai pris un bateau pour découvrir deux temples paumés, au calme. Le lendemain, j'ai joué à la princesse en visitant les temples en calèche (terriblement lent et cahoteux), plutôt qu'en vélo (électrique). 
Alors on pourra dire que je suis une flemmarde (et c'est pas faux) en choisissant l'option bucolique mais c'était merveilleux! Déjà, "mon cocher" savait où m'emmener pour être au calme, bien que les vendeurs de souvenirs ne soient pas présents partout ni trop tenaces (par rapport au Cambodge par exemple). Les plus têtus sont les enfants-sandwichs-cartes postales. Mais c'est logique. Voyez avec quelle ténacité un enfant demande "pourquoi? et pourquoi? et pourquoi parce que?" ou avec quel manque de pudeur il se roule devant les bonbons à la caisse du supermarché... Et bien si vous détournez l'objet de cette obstination et dressez l'enfant pour qu'il soit un tout mignon, tout petit pauvre qui fait pitié et ne demande qu'à ce qu'on lui achète des cartes postales, ça peut donner quelque chose d'assez convaincant. Du moins auprès des touristes qui ne songent pas à penser plus grand que leurs tongs. Il ne faut pas acheter quoi que ce soit aux enfants! Et ce n'est pas parce qu'ils sont "si mignons" qu'il faut être con. À Bagan commence à se produire la même chose qu'au Cambodge, c'est-à-dire que l'on retire les enfants de l'école parce qu'ils sont plus utiles en vendeurs. Et la seule chose qu'ils apprennent, c'est dire bonjour en toutes les langues (et compter)...
Et puis c'est bien de passer toute une journée avec quelqu'un du coin, ça permet d'échanger un peu plus qu'avec les tenanciers d'hôtels. Sauwlon (c'est sûr de chez sûr que ça ne s'orthographie pas comme ça) aime bien les touristes parce que depuis que son pays s'ouvre un peu, sa vie est beaucoup moins pénible. C'est plus cool de trimballer des blancs-becs à cheval plutôt que du bois sur son dos. En passant devant un "palais royal" construit par le gouvernement, il m'a expliqué que ses membres avaient "beaucoup de poches", m'a-t-il dit en tâtant sa chemise dedans, dehors, à droite à gauche, idem sur son pantalon; "une poche pour moi, une poche pour ma sœur, une poche pour mon cousin, une poche pour mon oncle..." En novembre auront lieu les élections. Lui soutient Aung San Suu Kyi et l'on voit d'ailleurs beaucoup de photos d'elle dans les restaurants et les gargotes. Il pense que le pays est prêt à changer. C'est la seule personne avec laquelle j'aurais une discussion un tant soit peu politique... Il y a deux ans j'étais au Cambodge au moment des élections. Les gens en parlaient beaucoup, d'ailleurs comment faire autrement puisque j'avais pu voir de mes yeux voir et entendre de mes oreilles entendre à quoi ressemblait la propagande outrancière. À quoi ressemblera la période préélectorale ici? 
À chaque fois que nous croisions un chien, il riait en me disant "Chinese food!" et quand je lui ai dit que c'était aussi un aliment au Vietnam, il s'est mis à dire "Ah ah! Chinese food! Vietnamese food!" Selon les gens et le temps que je passe avec eux, je raconte plus ou moins comment c'est "chez moi". L'explication sur les familles recomposées, globalement, j'ai abandonné l'idée de la faire comprendre; j'ai une grande sœur et un petit frère, point barre. Il y a des gens dans des pays où je m'invente carrément un mari et un métier, sinon je ne m'en sors pas (quoique s'inventer un mari et un métier ça peut aussi être utile en France). Mais avec Sauwlon, on avait la journée. Donc non, 29 ans, pas de mari. "Mais à quel âge on se marie chez vous?" Bah, beaucoup de gens ne se marient pas parce que ça n'est pas obligatoire ni nécessaire et ceux qui le font le font rarement avant 30 ans. Ai-je un boyfriend? Ouh la ça devient compliqué de dire non, 29 ans, pas de mari pas de boyfriend, on va mentir un peu. Alors oui. "How many?" Comment ça combien? Combien dans ma vie ou combien en ce moment? Ah maintenant? Bah, un seul... "Before my wife, I had one girlfriend in the afternoon, one in the evening, one here and one here!" Et bien quel coquin, ça a l'air de le mettre en joie de me raconter ça.
Il disait que les e-bikes (qui ressemblent plus à des scooters qu'à des vélos), étaient des produits chinois de très mauvaise qualité. En général il faut recharger la batterie à la mi-journée. Nous avons croisé un couple une première fois, puis une deuxième fois alors que l'homme poussait très laborieusement son engin. Commentaire: "Ah ah! You see, before, vroum vroum happy face, now, no happy face, hi hi, no happy face now!" Après le déjeuner, il m'a emmenée dans un temple devant lequel il y a des fauteuils et des banquettes et nous avons fait la sieste pendant une bonne heure. De toute façon, à cette heure-là, c'est impossible de visiter des temples parce qu'il faut enlever ses chaussures et qu'on ne peut que courir d'un petit bout d'ombre à l'autre si l'on veut éviter d'avoir des pieds cuits à la plancha. Sur la route, nous avons vu un livre par terre, je suis descendue pour le ramasser; c'était une méthode pour apprendre l'anglais, il était tout content. Plu loin, nous avons vu un autre truc sur la route, je suis descendue; c'était un porte-monnaie avec un peu d'argent, un pourboire tombé du ciel, il était encore plus content! Je lui ai porté chance faut croire. Et puis contrairement au bus et au bateau, le cheval n'est pas tombé en panne.
Bon, les temples et les pagodes... c'est impressionnant parce qu'il y en a beaucoup et certains sont assez beaux mais parfois rénovés à la truelle. Et ce qui est étonnant c'est que les bouddhas sont quand même généralement très moches; pauvre bouddha, c'est pas ici que tu es le plus joli... 

LE COUP DE BARRE DE LA MI-TEMPS
Train pour Mandalay. Comme toujours, les trains oh les trains, ma joie! Celui-ci était très confortable, j'ai fait le trajet à la mode locale, en dormant.  C'est amusant le regard qu'on pose sur les endormis. Quand on regarde quelqu'un dormir, que ce quelqu'un soit dans notre lit ou dans un train ou dans un parc, souvent existe une sorte de bienveillance, de douceur ou d'amusement. J'imagine que c'est parce que lorsque l'on dort, il y a fatalement un abandon et une confiance qui donnent rarement envie à celui qui est en face d'attaquer. Et pour l'endormi, ou du moins pour l'endormie que je suis, le sommeil est une protection. En général, on prend soin de celui qui dort; on a davantage de scrupules à le réveiller pour s'asseoir à SA place alors que le wagon est vide, le demi-sommeil ou le sommeil à demi-feint évitent parfois de se lancer dans des conversations de voisinage de siège que l'on préfère éviter; un enfant qui dort sur un lit plein de manteaux pendant que ses parents dînent avec des amis, on le porte jusqu'à la voiture puis jusqu'à son lit, quand bien même sa paupière se soulève un peu. L'endormi qui s'endort dans un cadre bienveillant sait que l'on veillera sur lui parce que le sommeil est une chose que tout le monde connaît et que beaucoup de gens respectent ou envient.
Et quand j'étais réveillée, je mangeais des graines de tournesol en jetant les cosses par la fenêtre. C'est une très bonne occupation, c'est lent, précis avec une récompense à l'issue de chaque geste. Parfait.
Sur la fin de Bagan et l'arrivée à Mandalay, ville plutôt chouette mais encore une fois très poussiéreuse, avec beaucoup de circulation et d'incessants coups de klaxon, dans une chambre correcte mais c'est tout, après celle de Bagan, correcte aussi mais c'est moins que tout, et bah, j'ai eu un petit coup de mou. Alors, me direz-vous, pourquoi ne prends-tu pas de meilleurs hôtels? Ben, parce que en Birmanie, les logements ne sont pas donnés et que si la différence de prix entre les catégories petits et moyens budgets est notable, la qualité ne suit pas toujours tant que ça. 
Les coups de mou sont des vicieux qui se faufilent même dans les failles des fuseaux horaires. En voyage, ça ne veut pas dire qu'on n'a pas envie d'être là où l'on est ou qu'on a envie d'être chez soi (je n'ai pas du tout encore envie de rentrer). Les coups de mou, c'est trouver l'éclairage souvent blafard des chambres vraiment glauque. C'est remarquer qu'on a du poil aux pattes et se sentir comme King Kong alors que, vue ma pilosité, je suis plus proche du cul de babouin, et puis personne ne le voit, d'ailleurs personne ne regarde, mais moi je sais, moi je vois. C'est remarquer aussi que la bretelle de mon soutien-gorge commence à être lâche et à ne plus tenir. C'est ne pas avoir envie de défaire systématiquement son sac à dos. C'est ne pas avoir envie de faire sa lessive dans un lavabo de salle de bain avec des vêtements tellement poussiéreux qu'on a l'impression d'avoir fait le Paris-Dakar. 
D'ailleurs, je vous avais soumis mon profond questionnement concernant l'eau de lessive obstinément grise. Je vous soumets désormais un autre problème tout aussi métaphysique: pourquoi est-ce que je n'arrive jamais à me laver les pieds? Je veux dire, vraiment les laver, pour qu'ils retrouvent leur pâleur aristocratique. Parce que j'ai beau frotter, frotter, frotter, ça ne devient pas blanc blanc. Alors, soit j'ai les pieds sales, soit j'ai les pieds bronzés. Parce qu'après tout, mes pieds sont perpétuellement exposés au soleil. Mais bon, si je suis honnête, il me faut bien avouer que le soleil ne doit pas être la cause de la pigmentation de mes fidèles pieds qui parcourent des kilomètres et des kilomètres dans la poussière et la gadoue. Et puis à moins de s'étaler sur le ventre pour brûler sur une plage, on ne bronze pas de la plante des pieds... 
Mais revenons aux durs coups de mou. Les coups de mou chez soi donnent envie de rester chez soi, les coups de mous ailleurs donnent envie de bouger ailleurs. Donc bon hop! je me dis, je vais rester un jour de moins que prévu à Mandalay. Et là, le top du coup de mou, c'est ne pas réussir à acheter son billet d'avion parce qu'internet est aussi efficace qu'un mort-vivant en heures supplémentaires et ne pas savoir si, oui, on l'a ce p... de billet d'avion ou bien non ou bien si on l'a payé quatre fois ou s'il faudra l'acheter le lendemain à un tarif plus élevé...
Heureusement, à Mandalay comme ailleurs dans ce pays, les gens sont tellement gentils, que le simple fait de marcher dans la rue et de croiser les édentés au bétel qui vous sourient et vous donnent un grand beau bonjour, ça met du baume au cœur.
Le lendemain, pour refuser l'abattement, j'ai abattu les kilomètres. Bien décidée à profiter de Mandalay et toujours sur mon rythme de coq français qui se couche avec les poules et se lève avec les moines (drôle de transition nocturne), j'ai décollé vers 5h30. J'ai vadrouillé un peu partout. J'ai vu le temple qui m'a le plus plu depuis des semaines, un vieux temple en teck, très élégant, dans un jardin très paisible et c'était bien. Et puis j'ai continué comme ça, me disant parfois sous le soleil de plomb que je pourrais bien prendre une moto-taxi mais finalement non, je marchais. À la fin de la journée, les pieds tannés, j'ai regardé à combien se chiffrait ma balade. Et bien de A à B en passant par C', de B' à D à A' à D' à C, j'avais parcouru 20km! (Je vais peut-être récupérer une part d'héritage; ça compte le trek urbain?). Après cette bonne trotte, je peux confirmer que Mandalay est une chouette ville, c'est juste moi qui avais besoin d'avancer. Et puis j'ai envie de vert. Ici presque partout, même en zone rurale, il y a un côté petite ville, poussière, bruit (oui, bon, j'avais qu'à faire un trek, ça aurait été ça de gagné, j'aurais vu du vert et la couleur de mon héritage). 
À un moment, je m'étais dit que je "pouvais" faire Mandalay-Paksé (au Laos) d'une traite. Mais parfois, on a des idées complètement débiles et il est important de savoir le reconnaître. Oui, c'est possible. Mais cela implique une petite zone trouble, de course ou d'échec, et un trajet de vingt-huit vingt-neuf heures entre le premier pied dans le premier bus et le dernier pied hors du dernier bus. Il y a peut-être des choses de ce genre qu'il est totalement inutile de s'infliger. D'autant plus que mon coup de mou ayant généré un coup de speed, j'ai tout mon temps, le visa pour le Laos sera de trente jours quoi qu'il arrive. 
Je coupe donc la papaye en deux pour passer une nuit à Bangkok dans mon hôtel-maison secondaire; je sais que je vais y passer un agréable moment, voir les gens qui commencent à bien me connaître, dormir dans un bon lit aux draps qui sentent le frais, aller sur la petite place à côté pour manger une salade de mangue verte, regarder le fleuve et aller à la gare à pieds pour prendre le train de nuit (youpi!) vers le Laos (et profiter d'une connexion internet folle pour vous envoyer des images). Je me rends compte qu'à Bangkok, les gens ne klaxonnent pas, ou très peu. Et aussi que les voitures ralentissent, voire parfois, s'arrêtent. 
En Birmanie, il faut oublier ce qu'on nous a toujours appris: regarder à gauche, regarder à droite puis traverser la rue quand la voie est libre. Si l'on fait ça, jamais on ne traversera. Il faut regarder à gauche et avancer quand c'est possible puis s'arrêter et ensuite seulement regarder à droite et traverser quand on peut. Par contre, ma hardiesse et ma témérité de piétonne parisienne ont heurté leurs limites; quand à Paris, je lance un regard dédaigneux à un chauffard en levant la main sur le côté d'un air de dire "maintenant ça va comme ça, je traverse et tu vas me laisser passer", ici ça ne marche pas, c'est une attitude tout bonnement suicidaire; "je ne voulais pas l'écraser! mais elle était là!" (d'ailleurs ma chère sœur tu détesterais marcher par ici; il y a des trottoirs mais ils me semblent encore plus dangereux que la route). 
Ceci dit, pauvres conducteurs... En 1970, le dictateur en place a changé le sens de la circulation, à la fois pour rompre avec l'héritage britannique mais aussi parce que son astrologue le lui avait conseillée (liseur d'astres ayant aussi provoqué l'apparition de billets de 45 et 90, très pratiques...). Sauf que les voitures qui circulaient alors avaient le volant à droite et que celles qui continuent d'être importées ont toujours le volant à droite. Ça n'est pas très rassurant... Surtout quand on est à bord d'un gros bus sur une petite route (et alors on se dit qu'on va mourir deux fois: par le congélation et par écrasement). 

LES YEUX QUI VOIENT VONT PLUS VITE QUE LA BOUCHE QUI PARLE
Et il y a tant et plus encore. Mais pour aujourd'hui restent encore sur la table quelques miettes birmanes. 
Les femmes utilisent du tanakha, une poudre de bois mélangée à de l'eau qu'elles s'appliquent sur le visage. Cela leur fait un maquillage de Pierrot lunaire, quoique plus jaune. Imaginez-vous sortir dans la rue avec votre masque à l'argile sur la face....
Certaines l'étalent comme ça, à la va vite, d'autres avec coquetterie, créant des motifs sur leur peau. Le tanakha est bon pour la peau et protège du soleil et ici, l'obsession est la white skin (impossible de trouver une crème qui ne soit pas "whitening" c'est dire si j'ai du succès). Seules les femmes et les jeunes enfants utilisent le tanakha. Et aussi les hommes qui travaillent en extérieur. 
À force de voir, dans différents pays, des reliques de bouddha, je commence à avoir vu une bonne partie de sa physionomie. Enfin surtout des dents et des cheveux. Quelques empreintes aussi. 
Il y a un décalage horaire d'une demie heure entre la Birmanie et la Thaïlande. J'ai toujours aimé la précision du demi fuseau horaire. Ça laisse supposer qu'on pourrait aller plus loin, avec des quarts, des tiers, des huitièmes ou des cinquièmes. On pourrait avoir une heure différente à Strasbourg et à Brest. Et tout le monde serait perdu. 
Un moine quasi hilare me montrait un briquet. Je ne sais pas trop s'il voulait partager une cigarette (ils clopent tous comme des pompiers) ou allumer un cierge ou autre chose de louche. 
Les curry birmans sont doux et très gras. On attend que toute l'huile remonte à la surface pour cesser la cuisson. Parfois, on rajoute de l'huile dessus pour la conservation. J'en ai goûté des sans intérêt et d'autres plutôt bons. Le curry est toujours accompagné d'un bol de bouillon, de crudités que l'on trempe dans une sauce de piment et poisson fermenté, d'un légume cuit et de divers condiments. Il y a de très bonnes nouilles dans des sauces mystérieuses. J'ai goûté un truc qui ressemblait à un fruit confit, grand comme une cosse de petits pois, rouge pomme d'amour, presque translucide. Pour m'expliquer ce que c'était on a battu des coudes en disant "chicken chicken". Donc c'était du poulet. Mais quel morceau, ça, mystère, ça n'était pas mauvais mais totalement inidentifiable. On trouve presque partout des restaurants indiens. À Yangon, j'ai même pu manger des iddly pour le petit déjeuner, une spécialité matinale indienne assez difficile à trouver. 
Dans un train, un moine était assis en face de moi, voyageait avec le bol en bois qui sert à recueillir les aumônes le matin. Puis petite sonnerie étouffée. Son téléphone portable était à l'intérieur. 
Il y a dans cette zone du monde, une dégringolade de la qualité du café, grosso modo d'est en ouest. Au Vietnam, on trouve du très bon café au goût très particulier, souvent bu avec du lait concentré sucré. Au Cambodge, le café a un goût assez similaire et on le boit pareil. En Thaïlande, on boit souvent du Nescafé avec du lait concentré sucré ou le fameux 3 in 1, des sachets de poudre sucre-lait-café (en général, il y a environ 4% de café). En Birmanie, on touche le fond, il n'y a que du 3 in 1 mais encore plus fort, il y a le Tea Mix, de la poudre de sucre au sirop de glucose-lait en poudre à l'huile végétale-thé de fin de liste. Dégueulasse. Heureusement dans les bouis-bouis (les Tea Shop) on boit du vrai thé mélangé à du lait concentré sucré. Quand on mange, il y a toujours un thermos de thé vert à disposition. Je crois qu'il y a du bon café au Laos, pas comme le vietnamien mais du vrai café qui vient d'une plante. 
Les moines birmans sont vêtus de robes bordeaux et non pas safran comme dans les pays voisins. Les nonnes elles, alors qu'elles sont ailleurs en blanc, sont ici en rose. 
J'avais eu beaucoup de récits de voyageurs malades en Birmanie. En effet, ça n'est pas le pas le pays où l'hygiène est reine. Pour ma part, pas de souci, juste une journée de ventre crispé, mais j'ai un estomac d'une merveilleuse résistance. Par contre, il m'arrive un truc bizarre... On trouve en Asie de toutes petites têtes d'ail, avec de toutes petites gousses d'ail (logique), si petites qu'il n'y a pas de germe dedans (donc bien plus digeste). On en met partout. Il paraît que les Birmans en sont les plus grands consommateurs. Et allez savoir pourquoi, j'en ai acheté au marché et je me suis mise à en manger comme des cachous. (J'en connais parmi vous dont l'estomac se cabre à cette seule pensée). Étonnée par cette subite nécessité, je me suis renseignée sur les avantages de cette pratique. Et bien manger de l'ail cru c'est excellent pour plein de trucs, mais c'est notamment un très puissant antiseptique digestif. Le corps est terriblement bien fait. Le mien a dû se dire "humm bof, c'est un peu louche ce que tu manges, tu voudrais pas bouffer un peu d'ail pour m'aider à garder la machine propre?" J'ai aussi lu que ça serait bon pour éloigner les moustiques mais je suis sceptique (enfin si ça éloigne les vampires grands suceurs de sang, pourquoi pas les petits suceurs de sang aussi). Et puis, je ne roule de patin à personne, je n'incommode personne, je n'ai pas rencontré de prince asiatique. En plus, c'est excellent pour le cœur; je vais être capable d'aimer beaucoup après ça. Ou s'il ne s'agit pas de ce cœur-là, du moins éviterai-je la crise cardiaque. 
Je me sens moins seule dans ma maladresse. Jamais on ne m'a servi un thé ou un café sans qu'il y en ait plein la soucoupe. Comme moi. 
Je parle souvent des moines. Pour ceux qui l'ignorent et pour que vous ne pensiez pas que l'Asie mène une politique de natalité à grand renfort de religion, il est de coutume, en Asie du Sud-Est, d'être moine au moins une fois dans sa vie, voire deux, c'est mieux. La première fois avant sa majorité et la seconde plus tard dans sa vie d'homme. On reste moine plus ou moins longtemps, il n'y a pas d'âge ou de durée imposée.
Les moines birmans sont sympathiques, seuls les petits moines sont très sérieux.
En fait, il n'y a qu'en Thaïlande que les moines sont antipathiques (et pervers!)
Pour ceux qui n'étaient pas là il y a deux ans, petit rappel des faits... Le seul ennui "sexuel" au cours de mes voyages a été d'être suivie par un jeune moine-ado qui se masturbait à quelques pas de moi, alors je que j'étais vraiment habillée à la mode touareg. Je pense qu'il n'était pas dangereux mais j'avais trouvé cela très désagréable. 
Ah et l'autre jour dans le train entre l'aéroport de Bangkok et le centre-ville, un type a voulu me tâter le mollet et m'a regardé d'un œil torve en tapotant sur sa cuisse "viens t'asseoir sur mes genoux petite". J'ai dit non, quand j'ai vu du coin de l'œil un nouveau mouvement vers mon mollet je lui ai dit "You don't touch me" et il m'a laissée tranquille. Après sur le quai je l'ai vu marcher et il était tout tordu; le bassin projeté en avant et le haut du dos penchant vers l'arrière, les genoux pliés et les pieds en canard qui traînaient sur le sol. J'ai eu envie de rire. 
Tout le monde m'avait dit de la Birmanie et je le dirai moi aussi "qu'est-ce que les gens sont gentils!" comme on parlerait d'un beau paysage. Je pense que les gens qui visitent la France doivent raconter qu'ils ont vu de très beaux endroits, mangé une excellente cuisine mais je ne suis pas sûre que les gens qu'ils rencontrent soient dans les faits notables qui donnent envie de visiter ce pays. Or, un pays existe aussi grâce à ceux qui y vivent. Cela serait une belle ambition que de vouloir être comme un beau paysage ou un grand cru... 
Un matin à Mandalay, dans une rue presque déserte, un hitchkockien groupe de pigeons prend son envol. Un moine arrive en face de moi, petite tache rouge au milieu du gris qui tournoie. J'ai traversé la masse volante et un peu effrayante. Merci cher Alfred d'avoir traumatisé des millions de gens...

DANS LA FAMILLE ASIE DU SUD-EST, JE VOUDRAIS...
Maintenant je suis de nouveau partie en voyage. J'ai envoyé valdinguer le coup de mou plus loin. Ou peut-être est-il resté sur place et que c'est simplement moi qui ai avancé. 
Je suis tout juste arrivée au Laos et il y fait vert. Je suis face au Mékong. Je suis contente et les moustiques aussi. 
Alors, étant prise comme tout le monde d'une étrange danse de Saint-Guy, teintée d'un début de syndrome de Gilles de la Tourette, qui consiste à se donner des claques, à avoir des spasmes de vache et à insulter l'air a priori vide autour de soi, en faisant tout cela donc, je pense à vous. J'espère beaucoup que vous allez bien. Comportez-vous comme de beaux paysages et soyez heureux comme de grands crus. 
Je vous embrasse affectueusement,

Valentine