À quelques pas de plus quelques pas de moins

19,51 MÈTRES DE CIRCONFÉRENCE
De Jaffna, un bus nous emmène jusqu'à notre nouvelle destination. Nous sommes à Mannar, toujours dans le nord du pays mais davantage à l'ouest. 
Et c'est encore une fois autre chose, un nouveau spectre chromatique et lumineux, une autre chaleur sur la peau, une autre ambiance, une autre faune, une autre étape. 
Ici, il y a des ânes en liberté partout sur les routes. Et des chèvres. Dans ce pays, les chèvres ont vraiment de très longues oreilles. Beaucoup plus longues que les chèvres de chez nous. Alors, pourquoi tous ces ânes? Si ailleurs, les vaches sacrées courent les rues, ici ce sont les ânes. Mais je doute qu'ils aient droit au statut divin de leurs consœurs à quatre pattes.
Il fait tellement chaud et le soleil est tellement perçant que même les palmiers et les cocotiers en souffrent, cramés et jaunis. 

Entre le côté pampa et les ânes errants, j'ai l'impression que Don Quichotte va jaillir de derrière un palmier avec sa lance. Il n'est jamais apparu. Par contre, c'est un autre homme, bien moins héroïque, avec sa lance d'entre-jambes (bien plus petite et bien moins glorieuse) qui s'est montré à nous - tout content derrière son poteau, alors que nous marchions sur la route en plein cagnard.  Le matin nous avions croisé plein de chèvres aux longues oreilles. Elles n'étaient plus là; le pervers avait dû les faire fuir. Il n'avait pas l'air méchant, il n'avait a priori aucune intention de nous courir après; la seule vue de deux femmes blanches lui suffisait. Il a même été poli, nous lançant un joyeux "Hello!" puis un enthousiaste "Good bye! ". Mais bon, quand même, ça ne va pas. C'est quoi cette manie d'exhibitionnisme mondialement répandue?  Ça arrive autant à Montréal qu'à Paris qu'en Thaïlande qu'au Sri Lanka. L'année dernière le moine bouddhiste thaïlandais, cette année le mec qui fait fuir les chèvres sri lankaises... Certaines femmes ont le même penchant mais c'est quand même plus rare. 
Eh! mecs tordus, vous pensez peut-être ne rien faire de mal, après tout vous ne touchez physiquement personne d'autre que vous-même… Mais pourquoi devrions-nous subir la vue contrainte de vos névroses? Quoique vous en pensiez, c'est pas une preuve de virilité...

Un peu plus loin en traversant la pampa, il y a Talaimannar, ville de pêcheurs d'où partaient les ferrys pour l'Inde, qui se trouve à 30km. Mais aujourd'hui, plus de ferrys, même la jetée est inaccessible. L'armée, encore une fois, règne: la mer n'est pas à tout le monde. 
Nous nous posons sur la plage; il y a plein d'écailles de poisson séchées qui brillent. Un groupe de découpeuses-découpeurs de poissons nous hèle. J'y vais. Je suis observée, tâtée, questionnée (avec deux mots et trois signes, on y arrive). On rit en me regardant, on m'offre un petit bout de pain indien; Camille me rejoint. Une sri lankaise, qui a été femme de ménage au Liban pendant 20 ans, parle un peu anglais. On discute comme on peut. Je porte un pantalon long et large, et un t-shirt à manches longues et larges, col rond (c'est l'heure où ça crame, je suis en tenue de bédouin). Une femme musulmane s'approche de moi avec une épingle à nourrice ouverte - elle veut "épingler" mon décolleté (et comment elle veut la mettre son épingle? elle veut accrocher ma peau et mon t-shirt ensemble?). Je décline le piercing et je remonte mon t-shirt au col rond jusqu'à mon cou. Camille aussi a évité de peu l'épinglage...  
Autrefois, lorsqu'il y avait la liaison maritime avec l'Inde, il y avait beaucoup de passage à Talaimannar. Aujourd'hui, plus personne. Seulement les soldats et les pêcheurs. 
Les pêcheurs ne pêchent pas les mêmes poissons le jour et la nuit. La nuit, les poissons sont plus gros. Pendant longtemps, les soldats ont imposé aux pêcheurs un couvre-feu: à 17h, plus personne dehors, tout le monde à la maison. Les gros poissons pouvaient nager tranquilles, les soldats roupiller tranquilles et les pêcheurs galérer tranquilles.

À Mannar, j'ai vu un baobab... Il était très vieux, très très gros (19,51m de circonférence), pas très haut (7,5 m de haut) et très beau.

ON THE WAY BACK
Nous rentrons à Colombo en deux fois, pour rendre le trajet moins rude.
Partie 1: le bus. Flambant neuf, rutilant, customisé dans les moindres détails avec un amour tendre. Mais ce trajet est bondé, on sue comme dans un sauna et, assises à l'avant du bus, nous nous retrouvons régulièrement avec quelqu'un nous tombant sur les genoux ou nous écrasant les pieds. C'est pas très reposant, ce type de trajet, mais c'est folklo et l'ambiance est sympathique.

Pause sur la route dans une guesthouse écolo. 
Je vais faire pipi, je sens quelque chose me frôler... culotte aux genoux, je me me lève en poussant un cri de surprise inquiète. Je regarde par-terre, c'est une grenouille qui m'a caressé les fesses... Comme je n'ai toujours pas fait pipi, je retourne vers la cuvette et je regarde dedans: il y a une autre petite grenouille. Je la vire. Je fais enfin pipi. Dans ce genre de circonstances, j'aimerais bien pisser debout comme un mec, ça serait plus pratique.

Deuxième bout de route, le lendemain. En train. Décevant. Que de la 1ère classe, de la climatisation et des fenêtres fermées. J'ai réussi à m'assoir un moment à la porte ouverte et puis on m'a virée. C'est beaucoup moins rigolo cette ambiance. Pffff, nous, on préfère le côté sous-développé, c'est bucolique, la modernité manque cruellement de charme...

LA VIE MODERNE
Nous sommes "à la ville", "à la capitale". C'est dépaysant, après un mois de vadrouille. Colombo est plutôt une chouette ville. C'est une grande ville qui n'a pas le côté tentaculaire et oppressant de certaines capitales en expansion. Nous sommes logées chez une dame retraitée, qui loue une chambre dans un très beau quartier.
On démarre notre dernière escale par un petit tour au bureau de l'immigration pour prolonger notre visa. On arrive tôt et du coup on ne s'en sort pas si mal; au bout de deux heures environ, c'est bon. Mais quel bordel! L'organisation est incompréhensible… il y en a une, c'est sûr, mais c'est une logique impénétrable. Des numéros sont appelés: 5, 8, 9, 10, A3, 21, A6, 5, 6, 7, 8, A12, A10... 

Le retour a la vie moderne et citadine fait tout bizarre mais n'est pas désagréable. Je n'en peux plus de mon pantalon de voyage pourri. Camille non plus. On va dans LE grand magasin de Colombo et on arrange ça. C'est une sensation étrange de porter autre chose que "le pantalon bleu ou le pantalon noir" et "le t-shirt vert ou le t-shirt bleu". Je n'ai aucun souci à voyager un mois ou deux sans me soucier de la tête que j'ai ou que je n'ai pas, mais vient souvent un moment sur les fins de trajet où l’on se dit que, se sentir jolie, ça serait pas mal. 
Après un mois de tongs, j'ai des pulsions de chaussures à talons. Après un mois de poussière qui colle à la peau, j'ai des pulsions de vernis à ongles.
À Colombo, c'était parfait. On a marché, on a magasiné, on a mangé dans un resto indien sublimement bon, on s'est fait cocooner des pieds à la tête, on est retourné au resto indien sublimement bon. On a voulu aller dans un bar qui organisait une soirée Elvis Presley mais on a dû arriver trop tard; il n'y avait pas de rock&roll, que du mauvais son boum-boum et la jeunesse chic de Colombo, habillée pour sortir. Dépitées, nous sommes allées manger une glace chez McDonald (c'est pas très fourni en bars sympas cette ville). 

FIN DE TRIP
Et puis, doucement, la sensation du retour qui grossit. Et toujours cette alternance du “je veux”-”je veux pas” rentrer.
Nous bouclons la boucle au Galle Face Hotel, où nous avions passé notre première nuit. C'est toujours aussi beau, aussi chic et aussi agréable; il faut savoir se faire du bien avant 23 heures de voyage...
De la terrasse de l'hôtel, on a pu profiter jusqu'au bout de l'océan indien.

AU MILIEU  DE ?
Ce mail part d'Arabie Saoudite, je suis en plein transit de dix heures...
Je n'en ai que d'autant plus envie de vous revoir très vite.
J'ai des fourmis dans les jambes mais je vous embrasse quand même.

Valentine

Valentine AlaquiSri Lanka