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Nouvelles nouvelles en décalé

ÉLOGE DE LA PARESSE
Je vous ai quittés à l'heure de la sieste et celle-ci est finie depuis longtemps.
C'était à Anuradhapura où, comme prévu, nous n'avons pas fait grand-chose, une non-activité qui s'est révélée être une bonne action.
On a fait une petite pause dans un hôtel avec un grand jardin et une piscine. Ahhhh dodo, ne rien foutre...
Quand même, une visite, Mihintale, porte d'entrée du bouddhisme au Sri Lanka. Très beau temple, beaucoup de marches à grimper mais une superbe vue comme récompense. 
Et la bonne compagnie du bavard "Johnny", un chauffeur de tuk-tuk un peu bras cassés (c'est le cas de le dire, il n'a fait que nous accompagner, un autre mec conduisait, lui s'était cassé le bras un mois plus tôt en partant un peu émêché de l'anniversaire d'un ami).
Et puis deux nuits chez Jyantha, un type super qui a ouvert sa guesthouse en mars. Il est adorable, intéressé par l'histoire de son pays (il est déjà allé dans le nord du Sri Lanka, ce qui n'est pas le cas de tous les sri lankais...), ravi d'en discuter (ce qui n'est pas le cas de tous non plus). Quand il évoque l'histoire du conflit, les dissensions ethniques, c'est avec une certaine tristesse et incompréhension, sans haine ni mépris.
On est tellement bien chez lui qu'on y resterait volontiers un peu plus si l'appel de la route ne taquinait pas nos orteils.
Internet marchait du feu de dieu, ce qui est plus que rare; on a fait une réserve de films d'horreur et de films totalement régressifs pour la suite du trajet.

ÇA ROULE TOUJOURS
Du train encore. On brinquebale vers le nord. Qu'est-ce qu'on y est bien. Je m'assois à la porte, les pieds dehors et je me sens totalement libre.
Ne vous en faites pas, il y a une poignée. Je me tiens.
Je suis fêlée mais responsable.

LE NORD EST AILLEURS
Le nord du Sri Lanka, grosso-modo, personne n'y va.
D'ailleurs dans le train, les militaires veillent au grain. Nous étions quatre étrangers dans le wagon. 
Passeport. Raison de notre visite à Jaffna? Durée de notre séjour à Jaffna? Hôtel à Jaffna? Contact number? Signature.
C'est demandé très poliment mais c'est une sensation étrange.

Petite pause pour poser le cadre (mais je vous laisse vous renseigner de votre côté si le coeur vous en dit, parce que le sujet est trop vaste et complexe pour que je disserte dessus, là, maintenant tout de suite). 
Le Nord est une région majoritairement tamoule; la langue n'est pas la même ni la culture ni la religion... 
Les cinghalais sont majoritaires dans le reste de l'île. Sauf dans les plantations de thé où il y a beaucoup de tamouls (des esclaves "importés" par les britanniques et donc pas les "mêmes" que dans le Nord).
Dans les années 1970, naît le LTTE (ou les Tigres de libération de l'Eelam tamoul). Les Tigres luttent pour la création d'un état tamoul indépendant. S'ensuivront des années de conflit entre les Tigres et l'armée sri lankaise, négociations, massacres bilatéraux, attentats - sans oublier un petit tsunami en 2004 (30 000 victimes). Guerre qui laissera traîner derrière elle environ 70 000 morts. 
Le nord et l'est du pays ont été les principales zones de conflit, les derniers bastions tamouls et le lieu où la guerre a pris fin en 2009, suite à la  victoire de l'armée sri lankaise.

Excusez-moi pour ce petit cours d'histoire, c'est terriblement simplifié, sans doute imprécis et peut-être fastidieux mais ça a son importance pour vous raconter un peu ce "là-bas".
Déjà, sur la fin du trajet en train, beaucoup de maisons en ruine, beaucoup de militaires.
Et à Jaffna aussi. Mais au début, on ne voit pas les endroits les plus abîmés.

Le premier soir, on se retrouve dans un temple hindou à l'heure d'une cérémonie. Le temple est immense et la foule est dense. En ce moment, une célébration de 25 jours y bat son plein. C'est l'effervescence. C'est festif. J'ai l'impression d'être en Inde.
Notre hôtel est pourri. Camille est sûre qu'il s'est passé des choses atroces dans ce bâtiment. Peut-être. En attendant, je trouve surtout que le lit est trop petit et qu'il y a trop de cafards dans la salle de bain.
C'est pas grave les cafards, y'en a partout en Asie et souvent je m'en fous. C'est juste que des cafards dans un endroit limite crado, là, ça fait pas le même effet; c'est tout de suite plus déprimant.
Le premier soir, le tuk-tuk ne sait pas où trouver ce charmant endroit (franchement, ils ne sont pas très débrouillards et on dirait vraiment que les adresses ne servent à rien). On partage la course avec deux jeunes mecs de Colombo, bien proprets, bien sapés. Ils nous demandent "Why?"- "Mais enfin pourquoi? pourquoi vient-on visiter Jaffna?". Il y a sur leurs visages un petit air de dédain.
Je leur réponds que nous visitons le Sri Lanka et que le Nord (et donc Jaffna) fait bien aussi partie du Sri Lanka, il me semble...
Et vous, puisque vous semblez légèrement mépriser ce bout de votre pays, qu'y faites-vous?
Et bah, croyez-le ou non, ils étaient Témoins de Jéhovah et venaient assister à un grand rassemblement. Ils nous ont invitées. Nous avons décliné.
Vous imaginez un peu le truc: "Camille et Valentine partent au Sri Lanka. Elles reviennent Témoins de Jéhovah".

Nous louons un scooter pour explorer la péninsule de Jaffna et les îles autour. On met un peu de temps pour trouver comment sortir de la ville et puis c'est bon, ça roule.
La sangle de mon casque se détache. On s'arrête devant un boui-boui où je décide de rentrer pour essayer de rafistoler le truc. En fait de boui-boui, c'était un Wine Store (ici on ne vend pas de l'alcool dans tous les commerces). Je rentre. Que des hommes. Une petite vingtaine. Il est quoi, 10h30 du matin - et ils sont bien pétés. À la bière et/ou à l'arrack (un alcool fort local). Ils m'ont regardée, complètement ahuris. J'ai eu l'impression d'être une hallucination, un delirium tremens incarné. Je suis allée vers un mec qui, avant même que je dise quoi que ce soit, a fait non de la tête, lentement, bouche bée.
J'en ai trouvé un qui baragouinait l'anglais. Il m'a dit "ah non, on peut pas réparer". J'ai dit "mais si, avec un couteau, on peut bricoler là pour que la sangle tienne". Il a dit "wait wait". Et il s'est mis à m'arranger un truc. C'était un peu long et laborieux, tous les clients avaient leurs regards vitreux rivé sur l'action. 
Je suis partie en leur disant merci en tamoul; ça les a fait marrer. Enfin, ça leur a fait un peu d'action - je crois que peut-être, aujourd'hui encore, ils se demandent si "ça" c'est vraiment passé ou s'ils avaient vraiment trop bu ce matin-là.
Moi aussi je m'en souviendrai, c'était comme dans un western, quand un chasseur de tête entre dans un saloon en faisant valser les portes battantes.

Donc re-route. Nous arrivons au bord de l'eau; et c'est beau. Nous longeons la côte. À notre droite: l'eau et les pêcheurs et leurs bateaux colorés; à notre gauche: des maisons complètement détruites et des palmiers et des cocotiers. Puis nous tombons sur un camp militaire "On ne passe pas, zone de haute sécurité". Bon, nous le contournons. Plus tard, nous avons rebelote la même chose. Bon, nous contournons la deuxième zone interdite. 
Nous retrouvons la côte. Nous prenons une grande chaussée asphaltée pour rejoindre une île quasi-déserte où nous avons croisé un nombre équivalent de civils et de militaires. Il paraît que sur l'une des rares plage du coin (il y a assez peu de sable par-ici, c'est surtout une zone de pêche), c'est l'armée qui gère le kiosque de glaces. Imaginez un peu un soldat vous demandant "Une boule ou deux boules? Vanille ou chocolat?".
Nous prenons un ferry, traversons une deuxième île. Personne. Que des absents. Beaucoup de fantômes. Les maisons sont abandonnées, en ruine, vides. Le paysage est sec, la terre ressemble à des plaques d'argile craquelée ou de sel séché.
Nous traversons une immense chaussée et c'est sublime. Le soleil décline en doré, il y a plein d'oiseaux aux longues pattes; les casiers des pêcheurs. Nous roulons, cherchons un bout de plage. Mais le sable est sale et l'eau peu ragoûtante, alors nous nous posons dans une palmeraie. Route du retour vers Jaffna, le soleil descend encore davantage sur l'eau, troquant le doré pour le rouge.

Le lendemain, grande aventure. Départ en scooter. Mon casque est trop grand, le mec veut le rembourrer avec du papier journal; c'est non! monsieur, on va à Puthukkudiyiruppu (essayez de le dire et une fois que vous y arrivez, essayez de vous en souvenir!) à 100km, et je n'ai aucune envie d'être étranglée par un casque trop large qui vole au vent. Il arrange ça et c'est parti.
La province de Mullaitivu est le dernier bastion des Tigres, là où ils ont rendu les armes.
Je n'ai jamais vu autant d'hommes en uniforme. Les démineurs et les soldats sont partout, au sol ou perchés dans des tours de guet. Nous allons voir les restes du Farah III, un immense cargo jordanien pris en otage par les Tigres. 14 000 tonnes de riz et du métal à profusion pour la construction de chars maison, une aubaine... Nous sommes escortées par deux sympathiques militaires. Les photos sont interdites. Nous voyons surgir de l'eau un homme grenouille qui travaille au démantèlement du navire. À sa tête ravie, on dirait qu'il est simplement allé voir de jolis poissons.
Par-ici, il y a de vraies plages, vraiment dans le style paradisiaque. Nous prenons un chemin qui mène sur le sable, faisons coucou à un militaire dans sa cabane; il n'y a que quelques pêcheurs... allez hop, pas sûr que ça soit permis mais on va dans l'eau - elle est trop belle (en t-shirt, faut pas déconner). En fait, je pense que personne ne s'est posé la question de l'interdiction, ça avait l'air de leur sembler complètement inédit de voir des touristes se baigner là. On a nagé une bonne dizaine de minutes, avant de voir avancer vers nous deux militaires, tout sourire (bien qu'armés jusqu'aux dents). Bon, en fait, on ne peut pas nager ici, toute cette côte est sous le contrôle de l'armée. Tant pis. On repart comme on est arrivées, tranquillou, papotant brièvement au passage avec le gardien de la zone.
On cherche d'autres lieux dont nous avons entendu parler: le "cimetière" des véhicules, la piscine d'entraînement des Tigres, l'abri dans la jungle du chef de ceux-ci; mais ils ont disparu ou ne sont plus accessibles et nous ne trouvons que le monument de la victoire (moche moche et surmoche) ainsi que le musée de la guerre, à la gloire de l'armée sri lankaise. 
Retour sur Jaffna. Un bon 250km de scooter dans la journée, je vous raconte pas l'état de mon dos.
Mais c'était fascinant. Déjà, à Jaffna, dans la péninsule et les îles, il n'y a aucun touriste ou presque; mais alors, dans cette région-là, deux femmes blanches sur un scooter, c'était tout un évènement (d'ailleurs, qu'est-ce qu'ils doivent s'emmerder à surveiller toute la journée: "rien ").
C'était très troublant ces hommes armés de mitraillettes, ça fait un drôle d'effet; mais ils étaient tous très gentils, ravis de discuter un peu. C'est marrant, c'est une région tamoule sous contrôle de l'armée sri lankaise et beaucoup de soldats nous ont demandé si nous parlions cinghalais alors qu'aucun ne nous a interrogé sur notre connaissance du tamoul. J'ai baragouiné les quelques mots que j'avais appris, ça leur a fait plaisir, mission diplomatique accomplie.
Et comme si tout ça n'était pas suffisant, nous avons vadrouillé en scooter dans Jaffna et nous avons vu un quartier complètement bombardé et plus loin un bidonville de déplacés. Certains commencent à transformer leur maison de tôle en maison de briques.

Le lendemain matin, je suis retournée seule dans le quartier dévasté. Je ne pouvais pas ne pas prendre de photos. J'ai toujours été fascinée par les lieux abandonnés. Je ne sais pas exactement pourquoi ces endroits m'émeuvent tant mais j'ai l'impression d'y comprendre quelque chose de façon sensible, physique. Comme l'année dernière, dans les villas abandonnées au Cambodge. Camille dit que je suis tordue. Peut-être. En même temps, ça n'est pas moi qui ai fait de mon métier la recherche sur le post-conflit et les femmes combattantes...
Deux maisons sur cinq sont debout. Les habitants ne bénéficient d'aucune aide gouvernementale, reconstruire leur habitation coûte beaucoup trop cher et les ONG ont été virées de la région. Certains habitants vivent dans des ruines; une école qui tombe en morceaux accueille toujours les écoliers.
J'ai dit bonjour à tous les passants étonnés. Certains ne comprenaient pas ce que je faisais ici, certains voulaient que je les prenne en photo.
Une sri lankaise, vivant en Suisse, et venue voir sa famille m'a invitée à boire le thé. J'étais pour mes hôtes une curiosité exotique. Je suis restée assez longtemps. J'ai pour mission de leur envoyer du chocolat et une pièce de 5 centimes d'euros. 
C'est le genre de choses qui se passent surtout quand on voyage seul. On est plus poreux, plus accessible pour les gens, ils s'engagent plus facilement dans une tentative de lien. Ces rencontres parfois quasi silencieuses ou linguistiquement chaotiques me touchent profondément.

LA SUITE DÉJÀ PASSÉE SERA À SUIVRE
Voilà, c'est un peu un roman ce mail mais cette étape dans le Nord ne peut pas être racontée en trois lignes et encore, tout cela n'est que la surface.
Ma temporalité épistolaire est complètement déphasée, j'ai déjà sauté une case sur le plateau de jeu mais je vous la raconterai la prochaine fois. Il y sera question d'ânes, d'épingle à nourrice, de terre brûlée, de grenouilles et de retour à la civilisation.

En attendant de vous écrire et de bientôt vous revoir, je vous embrasse avec chaleur dans la chaleur écrasante.

Valentine

Valentine AlaquiSri Lanka