De rive de Mékong en rive de Mékong

Chers amis, chère famille, voici maintenant des petits bouts de Laos, où j'ai complètement perdu la notion du temps, il a ici une drôle de consistance (ou bien est-ce moi qui change de texture?)

BONJOUR (n.d.t: en français dans le texte) 
J'avais, à quelques reprises, entendu dire que les laotiens n'étaient pas sympathiques. Et forcément l'inverse avec autant d'assurance également. Alors... Pour qui vient du Cambodge ou de la Birmanie, c'est sûr. Dans ces deux pays, si vous voulez expérimenter ce que c'est que d'être une rock star qui ne peut pas faire un pas sans se faire interpeller par des fans, allez-y, c'est marrant et c'est bon pour l'ego (parce que ça ne dure qu'un temps). Mais là-bas ils ne sont pas normaux, ils ont tellement souffert que leur force vitale, leur capacité d'aimer, leur curiosité du monde et de l'autre sont exacerbées.  Au Laos, tout le monde ne vous dit pas bonjour tout le temps, le regard est un peu plus bas, vient moins directement se planter dans le vôtre. Mais est-on obligé de dire bonjour à tout le monde tout le temps? Et puis, quand même, on se dit bonjour souvent. Peut-être faut-il être davantage le premier, une fois les yeux face à face, à lancer le mot "sabaadi". Mais je peux affirmer qu'ils sont charmants, il y a juste quelques cons bougons comme partout. 
Il est vrai qu'à mon arrivée, le mystère n'a pas été résolu immédiatement. J'ai pris un "sawngthaew" (genre de taxi-chariot à bestiaux pour 6, 8, 12, 15, sacs dedans et/ou sur le toit) avec un couple entre la gare de bus et le centre-ville. Le conducteur, à la base, avait l'air bourru et malheureux. Et puis, son air bourru et malheureux est devenu malhonnête en fin de course. Avec le couple, nous restons fermes et lui donnons ce que nous lui devons (et même un peu plus). Il est vrai que le mari a un peu haussé le ton, ce qui, normalement, ne se fait pas. Il faut trouver comment rester ferme et calme. Et voilà le chauffeur de sawngthaew qui saisit le billet que nous lui tendons, le déchire, le jette par terre et crache dessus!
Eh bien, drôle d'entrée en matière... En Asie, il est très rare de voir les gens s'énerver car le faire, c'est perdre la face et c'est extrêmement humiliant pour les deux parties. 
J'ai aussi failli être une victime collatérale d'une scène de ménage, presqu'assommée par une pièce de vaisselle qui s'est brisée à mes pieds, venue de je ne sais où. 
Dans ce coin du monde, il faut voir comment les femmes engueulent leur mari! C'est violent. 
À Mandalay, j'ai vu une femme avec son casque de moto sur la tête, se jeter sur son homme, dans un corps à corps quasi statiques mais poignant. Puis ils se sont séparés. Elle hurlait toujours et lui, très fâché, a baissé son pantalon pour le lui montrer. Puis elle est remontée sur son scooter tout en l'engueulant comme du poisson pourri. J'ai vu tout ça, assise derrière la vitre d'un café, au 4e étage et c'était comme regarder un film de baston sans son, on ne comprend pas tout, si ce n'est que ça barde. 
Première ville. Influence coloniale, nous avons bien laissé notre trace, on mange de la baguette et on aime les viennoiseries. À force de visiter "l'Indochine" je me dis que l'architecture coloniale est décidément très jolie.  Surtout maintenant que nous n'y sommes plus et que les murs jaunes, verts ou bleus se sont patinés; notre absence a du charme. Les colons français ont eu meilleur goût que les colons anglais. Quelques inscriptions en français subsistent sur les façades de l'école, du commissariat, des administrations ou du théâtre d'ombre abandonné.
Je vois un restaurant indien qui indique "Paper Dosa" au menu (pas les Dosa tout court, ça n'a rien à voir), une spécialité après laquelle je cours désespérément (soit ma fourchette de désespoir est très large soit j'ai vraiment très envie de ce plat). On me dit que ça n'est pas la saison. 
Je ne savais pas qu'il y avait une saison pour les galettes. 
Bonjour madame la boulangère, je voudrais une brioche. 
Désolée, c'est pas la saison. 
Par contre c'est la saison des pluies. C'est en toute connaissance de cause que j'y voyage. Je ne vais pas faire comme si elle tombait du ciel (quoique...). Mais si on doit attendre d'avoir le temps en même temps que le beau temps pour partir là où on l'on veut... Et puis je l'ai pratiquée souvent, la saison des pluies, sans douleur. 
La pluie quand elle tombe si fort, demande souplesse et réactivité. Après une nuit diluvienne, le matin semble vouloir rester dans cette humeur-là. 
Je pensais partir sur une toute petite île où il n'y a que des pêcheurs et des tisseuses (désolée, je ne peux pas dire des pêcheuses et des tisseurs, ça serait faux, chacun sa place) et où on loge chez l'habitant ou, s'il y a beaucoup de monde, ce qui ne sera pas le cas, dans une pension communautaire. Et là, à 6h du matin sous une pluie battante, je me dis que ça n'est peut-être pas la meilleure idée du monde que d'être coincée chez quelqu'un, communiquant par signes en attendant que la pluie finisse de tomber. Tant qu'à être immobilisée, je préfère l'être dans un endroit un peu cosy où je ne suis pas obligée de parler à qui que ce soit. 
Je retourne mon k-way et décide de partir dans une autre île plus au sud, moins rustique mais apparemment très paisible aussi. Je sais que tous les bus partent avant 8h. Pouf pouf, tout dans le sac, direction le centre-ville et les bureaux de bus. Nickel, c'est bon, peu de temps après j'ai mon ticket bus & bateau. Plouf plouf, quelques heures plus tard, me voici sur une belle île au milieu du Mékong, près de la frontière cambodgienne, il fait beau, il n'y a personne (c'est pas la saison) et je trouve un endroit parfait. J'avais rencontré le propriétaire du lieu la veille, en prenant un café à Paksé et il m'avait parlé de son hôtel et de la guesthouse attenante. Le lieu a du charme (ce qui en Asie du Sud-Est est une denrée rare), le lit est grand, du parquet au sol, une armoire quasi-normande qui grince quand on ouvre la porte. Il y a un grand balcon commun (donc ici particulier). Je demande au gardien si je peux avoir une table pour dessiner et ni une ni deux, me voilà avec un bureau pièce à vivre avec vue sur le Mékong. Étant seule dans l'hôtel, je ne peux m'empêcher de penser à Shinning. Sauf qu'il n'y a pas de neige. Et que le gardien est charmant, un papa poule qui fait sautiller son gamin d'un an dans ses bras. Mais quand même... Rien d'étrange à signaler, aucune petite fille effrayante. J'entendais comme une respiration ou un ronflement la nuit mais je crois que c'était juste un truc qui dormait sur le toit.

LUXE, CALME ET VOLUPTÉ 
J'ai vu, pour la première fois, des lucioles. On ne peut s'empêcher de se demander si l'on a l'œil darne, si l'on a trop bu ou si, décidément, la nature est folle. Au même moment, de trois côtés différents, s'amusaient à déchirer le ciel d'énormes éclairs qui faisait voir le paysage caché dans le noir d'un seul coup. Ils étaient loin, silencieux. 
Je n'ai rien fait. Je n'ai rien vu. Du moins rien qui appartienne à cette section (qui est de toute façon fort maigre dans cette île) dans le Lonely Planet. Et pourtant... Peut-on considérer comme honteux de n'avoir pas fait davantage? D'être restée à regarder, depuis mon balcon, le Mékong se lever, le Mékong paresser puis le Mékong se coucher? Je n'ai rien fait? J'ai fait 13 dessins, j'ai fini de vous écrire un long mail (mais ça vous l'avez bien constaté...), j'ai lu Proust, je suis allée au marché tous les matins (et j'ai bien fait rigoler les commerçants qui voient rarement des touristes et a priori jamais de touristes qui achètent des légumes), j'ai fait ma dînette tous les jours (parce que les restos du coin ne sont pas mauvais mais tous pareils et que c'est agréable de faire ses courses et de se préparer un petit festin de salade composée et brochettes et riz gluant et trucs inconnus et desserts locaux), je me suis levée tous les matins avant 5h30 pour voir quelle tête avait le soleil quand il sortait du pieu à la même heure que moi. Alors toutes ces choses, toutes ces "actions" improductives, j'aurais pu les effectuer n'importe où, chez moi par exemple (sauf que de chez moi je vois le coucher de soleil). Oui, je peux dessiner, je peux bouquiner Proust, je peux faire la sieste partout et n'importe où. Mais sans doute pas avec la même félicité. Non pas que le mon plaisir de les faire ait été plus grand ou plus fort ici, il avait simplement une saveur particulière, et celle dont j'avais envie.
Ce cher Marcel (dont on apprécie encore davantage sa spéléologie du temps perdu quand on a tout le sien pour chercher avec lui) est donc parti à la recherche du temps perdu pendant des milliers de pages. Il me semble, peut-être, l'avoir trouvé ici. Il cherche dans les années ce temps perdu qui n'est pas le même que le mien, et qui pourtant porte le même nom et que je cherche, moi, dans les kilomètres. Prendre le temps d'être une nomade sédentaire.
Zut, en fait je suis une pantouflarde... Simplement je n'aime pas les charentaises. 
Nouvelle hypothèse quant à la question sur l'eau jamais limpide de ma lessive: mes vêtements déteignent! 
Mais en fait non, soyons honnêtes. Sachant ce qu'ils allaient subir, je ne suis pas partie avec des vêtements neufs, ils ont déjà été maintes fois lavés et ne déteignent plus depuis longtemps...

LES PIEDS QUI REMARCHENT
Et puis il faut bien repartir. Et avec plaisir quand on sent que c'est le moment. 
Bus brinquebalant vers Champasak. Dans les grands bus, les vendeurs de victuailles montent avec leur marchandise. Mais pas dans un minibus rempli de sacs et de gens assis sur des strapontins. Et donc vision merveilleuse. La hauteur du bus fait que les fenêtres sont un peu au-dessus des têtes humaines. Le bus s'arrête et par toutes les fenêtres ouvertes apparaissent des bouquets de brochettes qui font en chœur irruption dans l'habitacle de la cabine. C'était très drôle à voir, cette attaque bilatérale de poulets grillés. 
Après le bus, il me fallait prendre une moto-taxi jusqu'à un embarcadère puis un petit bateau pour traverser le fleuve. À la descente, il n'y a personne, un seul mec a envie de jouer au moto-taxi, il me demande un prix déraisonnable et refuse de négocier, fort de la supériorité de son monopole momentané. Faut pas déconner non plus, je décide de marcher jusqu'au bateau même si ça n'est pas tout près. Mon sac n'est pas trop lourd (mais bon, je le porte quand même...). Je me dis que je trouverai peut-être une solution en chemin et puis que bon, sinon, je marcherai tout du long, ça ne sera pas la mort non plus. Finalement, un gentil mec à moto qui allait dans la même direction que moi, me voyant marcher sur le bord de la route, m'a fait grimper sur son bolide pour me déposer à l'embarcadère. Gratis! Ravie, j'en oublie de négocier le transport suivant. On traverse d'une rive à l'autre dans un tout petit petit bateau de pêche, vraiment comme une pirogue avec un moteur en plus, tellement bas que toute l'eau rentre dedans, mes pieds pataugent. Et alors, me vient une image terrible. Avec mon sac à dos sur le dos, si on chavire, je coule à pic. Ça serait dommage, ça ne me tente pas du tout. Mais laborieusement enlever mon sac à dos maintenant, c'est la noyade assurée... Ça ira, je la vois, juste là, l'autre rive. 
Je suis tombée, près d'un temple, sur un bâtiment à l'abandon qui a dû servir de squat puisque les murs sont recouverts de tags et de dessins. J'ai retrouvé cette même fascination que dans les villas coloniales abandonnées au Cambodge. Il y a des tags tels qu'on en connaît mais dans une autre langue. Et puis beaucoup de dessins à la craie, presque naïfs. Ces dessins, ils étaient sur tous les murs. Je ne sais pas pourquoi j'aime tant ces endroits délaissés. Mes yeux étaient heureux et mon appareil aussi. Franchement, je ne sais pas à quoi vont ressembler les photos de ce voyage... Des portraits de gens dans des marchés et des tags... Peut-être après tout est-ce parce que c'est ce qui m'intéresse: les hommes et les fantômes.
J'ai visité un site pré-angkorien. Bien sûr pas aussi fou, pas aussi grandiose qu'Angkor (est-ce possible?) mais très beau. Et puis ça me rappelle des souvenirs et ça m'émeut. À Angkor il y avait un nombre incalculable de fantômes. 
Scène surréaliste. Je sors d'un massage très très très bien exécuté et je suis azimutée. Je passe acheter à boire dans la petite épicerie mitoyenne de mon hôtel et un drôle de zig m'aborde: "Where you come from? // Oh, France! Kooment ssa va? // Only one? (question habituelle voulant dire "vous voyagez seule?) // Oh! Same! I have no friends! I want to have friends! We can eat together!" 
Piquée je lui réponds que si, j'ai des amis (n'est-ce pas...?) mais que je préfère voyager seule et ne voyage donc pas avec eux (ne m'en veuillez pas). J'accepte une bière mais "une seulement" et nous allons nous assoir à la table qu'il occupe. Hum, déjà trois cadavres de bouteilles de bière (ici, les grandes sont généreuses, 640 ml) et un seau à glace (puisque l'on met souvent des glaçons dans la bière). M'aurait-il menti? Aurait-il des amis, de la compagnie? Non. Son seul compagnon est lui-même et il arrose bien comme il faut cette relation. D'ailleurs il m'a demandé comment on disait cul sec en français et tenait absolument à le faire. Il l'a fait tout seul. Avec du rhum arrangé je veux bien mais avec de la bière, j'ai plus l'âge (je l'ai sûrement déjà fait quand j'étais jeune). Il me parle mais c'est très difficile de le comprendre. Je n'arrive pas à savoir si les mots qu'il utilise sont en anglais, en lao ou en français (qu'il essaie d'apprendre). Peut-être est-ce difficile à cause de sa prononciation, peut-être aussi et sans doute à cause de son taux d'alcoolémie. Je suis un peu gênée de le faire répéter sans cesse. Au moins, avec les gens qui ne parlent ni anglais ni français, il n'y a aucune gêne à patiner dans la conversation. Mais avec quelqu'un que l'on devrait comprendre et qui croit être compris, c'est plus compliqué. Je saisis quand même certaines choses. 
Il est prof d'économie à l'université. Eh bah, les courbes (PIB, inflation, chômage, etc.) doivent être sacrément courbes... Il me dit qu'il écrit des chansons et me montre un cahier posé sur la table, un peu imbibé de glaçons fondus, où il a écrit deux lignes pas si courbes que ça; il a dû les gribouiller en buvant la première bouteille. Je n'ai pas compris de quoi il s'agissait. 
À la fin de ma bière, au moment où je sentais que si j'acceptais une goutte de plus je serais coincée jusqu'à pas d'heure et que, que je reste une heure ou quinze, la séparation serait aussi compliquée, je lui ai dit que j'allais filer. Il a protesté "But we friends!". J'ai acquiescé "Yes, you're my friend from Champasak!" mais joué à la sainte nitouche en prétextant que je ne buvais pas beaucoup (non, mon nez ne s'est pas allongé) ce qui d'ailleurs est vrai (en ce moment). Arrivée à mon hôtel, juste à côté, je sors sur le balcon... puis repars aussitôt. En effet, du balcon de l'hôtel, je pouvais le voir avec ses bouteilles percées. Pour peu qu'il se retourne, j'étais cuite! Enfin, si cette rencontre était improbable et parfois comique, elle était surtout triste et amère. 
Le seul spray anti-moustique que j'ai trouvé sent le désodorisant de salon (pour ne pas dire de toilettes). Comme si Yves Rocher avait créé une fragrance multifleurs qui, n'en contenant aucune, se vantait de les posséder toutes. Mais je n'ai pas envie d'avoir la varicelle une seconde fois. En plus je crois qu'il fuit... 

LA PÊCHE AUX CANARDS
Je pars vers la petite île, celle des pêcheurs et des tisseuses. D'abord, prendre un premier sawngtheaw. Il faut attendre sur le bord de la route et l'attraper au vol. Le propriétaire de mon hôtel m'a installé une chaise pour que je puisse attendre assise. Délicate attention. 
Puis il faut changer de sawngtheaw à Paksé pour continuer le trajet. Mais les sawngtheaw partent seulement quand ils considèrent qu'ils sont suffisamment plein (ce qui implique plusieurs facteurs: la conception de "plein", la patience du chauffeur et le nombre de passagers qu'il estime pouvoir ramasser sur la route). J'ai attendu plus de deux heures. Résultat des courses, pour parcourir 28km+17km= 45 km, avec une petite pause café entre les deux, j'ai mis 4h10 soit 10,8km/h. Bon, c'est un peu lent mais c'est comme ça. C'est un bon exercice. 
J'arrive sur l'île. Quasiment personne ne parle anglais mais il faut dire "homestay" et on vous indique une maison qui vous accueillera. Je me retrouve chez un monsieur très gentil, escortée par un petit monsieur de cinq ans qui me montre fièrement le chemin en gambadant. Mon hôte connaît trois mots d'anglais, moi quatre de lao mais avec nos mains qui parlent et mon petit guide de conversation, on devrait se débrouiller. Il me sert à déjeuner puisque c'est l'heure. Les différences alimentaires sont un très bon moyen d'exercer l'ouverture de ses sens et de son esprit. Que vois-je dans mon assiette? Une tête de canard coupée en deux dans le sens de la longueur, divers morceaux que je ne connais pas et une patte (ça, j'avais déjà goûté en Thaïlande). Je me dis qu'après tout, ne chipotons pas, j'en mange du canard, alors pourquoi pas la tête? Le petit problème c'est que je ne sais pas exactement quoi manger. Il serait impoli de laisser de côté les meilleurs morceaux. Par exemple, les yeux, ça se mange? Finalement, comme il est passé voir si tout allait bien, en lui parlant, j'ai par inadvertance mangé un œil. En fait, ce sont surtout les textures qui nous déstabilisent parce que franchement, son curry de canard est sans doute le plat le plus savoureux que j'ai pu déguster depuis mon arrivée au Laos. Puis sieste et puis balade et puis lecture sur la plage en regardant les pêcheurs. J'ai acheté une bière à partager avec mon hôte et il était content. J'ai oublié comment dire "santé" parce que le mot est long. J'étais au lit à 20h10, je me suis endormie à 20h30. Le matin suivant, j'ai bu un café avec un groupe d'hommes dont l'un se souvenait encore plutôt bien du français qu'il avait appris petit à l'école et un autre parlait un anglais assez correct. Nous avons fait une séance de français-lao, ce qui m'a bien fait progresser. 
Je sais compter en lao sans regarder mes notes. Comme la structure est simple, à priori, je sais compter jusque loin. Et puis, bonjour, au revoir, merci, merci beaucoup (depuis que je connais le beaucoup, je dis merci "beaucoup" pour presque tout), combien, café, thé, eau, toilettes, bière, riz, je m'appelle, bus, oui, non, je sais dire l'heure et quelques mots de plus sans regarder le guide. Pas mal non? Bon, par contre, je pense que mon accent est pourri et que je ne suis pas très rapide, notamment quand on me parle. Et dès que j'essaie de faire des phrases, je parle vraiment "petit nègre" (en tant que française au passé français, ça me fait les pieds tiens!). Mais je suis quand même vachement fière, c'est trop bien de parler un (tout petit) peu! Et puis ça fait plaisir aux laotiens je crois (ça les fait surtout bien marrer).

VROUM VROUM STOP VROUMSTOP STOP VROUM
Autre bus vers une autre ville.
Climatisation (oui, je sais, c'est une obsession): gérer l'utilisation de ses cartouches de chaud.
Gestion délicate de l'acharnement frigorifique. Ne pas griller toutes ses cartouches d'un coup. Si l'on se couvre de toutes les couches calorifiques à disposition dès le début du trajet, c'est mauvais. Arrivera toujours un moment où, à force de torpeur et d'immobilité, le corps se refroidira. Et il ne restera rien en stock. A contrario, il ne faut pas non plus laisser le corps trop se refroidir car en pareille situation, même plusieurs couches ajoutées d'un coup ne suffiront pas à réchauffer l'intérieur. 
Dans les bus, karaoké! On diffuse des clips avec le texte (karaoké quoi). Si je savais lire le lao, je chanterais... Ces DVD sont presque un Everest du genre mélodramatique. Si j'y croyais, je passerais mes très longues heures de trajet à pleurer à chaudes larmes (ceci dit, peut-être que ça me réchaufferait). Beaucoup de lettres (c'est plus poétique que les mails), beaucoup de tromperies amoureuses, quelques bagarres et quelques mariages. Des explications de la situation antérieure en noir et blanc ou sépia. Quelques bons copains sui tapent virilement dans le dos ou quelques bonnes copines qui chantonnent en dansant pour consoler l'amoureux éconduit, l'amoureuse au bord du suicide. D'innombrables regards dans le vague. L'un des plus beaux: une femme drapée dans sa mantille tient une immense perche en bambou et l'agite laconiquement. Dès qu'il y a un plan large, j'essaie de voir s'il s'agit d'une canne à pêche ou du long bâton dont on se sert pour couper ou faire tomber les fruits des arbres. Je n'en sais rien. Peut-être la première option, puisqu'on la voit ensuite partager un repas avec son bien-aimé, qui amoureusement savoure son repas à pleine main, trempant avec sensualité sa boulette de riz gluant dans la sauce du curry qu'elle lui a mitonné. Heureusement, parfois aussi quelques clips kitsch-drôles (délibérément drôles pas kitsch), ce qui change du kitsch-drôle (si dégoulinant de tristesse outrée que ça en devient drôle). Je préfère les compiles. Au moins, même si on reste dans la même veine, il y a quelques variantes; quand c'est toujours le même mec, c'est toujours la même chose. 
Quand j'étais petite, les stations service Esso avaient un tigre pour emblème. Il me semble qu'il a aujourd'hui disparu. Ici, le tigre vit toujours. 
Pauses du bus de plus en plus longues, dans des gares routières où personne ne descend ni ne monte; soit le chauffeur a de plus en plus faim, soit il a de plus en plus envie de faire pipi. Jusqu'à la moitié du trajet, tout semblait rouler. À mi-course de kilomètres, le temps était aussi à peu près à mi-course de durée. Puis quelque chose a ripé. Des pauses interminables, dont une surtout, dont j'ignore complètement combien de temps elle a duré. D'ailleurs je préfère ne pas le savoir. Attendions-nous quelqu'un ou quelque chose? Voilà un mystère que je n'éluciderai jamais. Par deux fois le bus a avancé de quelques mètres et puis plus rien. Et tout ce temps le monteur qui vrombi; notre mère la Terre, pardonnez-nous.
Concernant l'attente, ma façon de la vivre parce que je viens d'ailleurs et ma façon de la vivre si j'étais issue d'ici... Je suis très calme, aussi patiente et résignée que mes compatriotes du mois. Mais je peux constater que ce qui est habituel n'en est pas pour autant normal et que les gens habitués n'en souffrent pas moins pour autant.
La patience n'est pas une qualité innée mais un muscle que l'on exerce afin qu'il devienne souple et résistant. Le chauffeur lui-même a dû être exaspéré par cette longue attente, il conduit beaucoup plus vite. C'est bien, la nuit tombe.
Cette fois-ci 10h pour 327km soit 32,7km/h. On progresse. 
À la descente, un jeune voyageur chinois un peu paumé se joint à moi pour partager un sawngtheaw jusqu'au centre-ville. Il dit qu'il m'a vu en-dehors du bus lors d'une des pauses mais qu'il n'a pas osé me parler parce que j'avais mon bonnet sur la tête(?!). C'est sûr, avec mon bonnet, j'ai tellement l'air d'une petite frappe trop racaille, que j'effraie les jeunes chinois. Trop fort... Il arrive du Cambodge et est un peu perturbé parce qu'ici, les gens parlent encore moins bien anglais. Du coup, il va peut-être écourter son séjour. Je lui réponds que ça n'est pas très grave, que ça oblige à apprendre quelques mots et à compter, à faire plus d'efforts pour aller vers l'autre ce qui n'est pas plus mal non? Du coup, il veut que je lui apprenne à compter. Le téléphone arabe des chiffres lao, ça risque de donner un beau charabia... Il me demande où je vais après. Je ne sais pas. Ah! il cherche un compagnon de voyage! Et bah, mauvaise pioche. Il veut mon Facebook. Je lui dis que j'y vais deux fois par an et même moins, la dernière fois c'était l'été dernier je crois, alors... "Oh! So what is your way to be connected in France?". Bah, Facebook. Mais je ne suis pas une nana connectée. Je peux ne pas donner de nouvelles pendant longtemps et j'écris des mails de dix pages... Il a réservé une chambre, moi pas. Je vais chercher un hôtel mais soigneusement éviter le sien. Je sais, je ne suis pas une fille sympa. Mais j'assume.

SUIVRE LE FLOT
Hôtel avec télé. TV5Monde hésite entre la couleur, le noir et blanc et le coloré pâlichon. Il y a toujours un moment où ça arrive en cours de route, d'être content de tomber sur TV5. Et par un étrange désir d'habitude ou nostalgie ou curiosité, on regarde. Je me souviens avoir vu "Les parapluies de Cherbourg" dans un coin paumé très paumé du Cambodge où, d'ailleurs, il pleuvait beaucoup. C'est exotique tout à coup, d'autant plus que je n'ai pas la télé chez moi. Mais, même dans cet état d'esprit, "Questions pour un champion", "Plus belle la vie" et compagnie, ça n'est pas regardable. J'ai vu un bout d'une série genre France 4 ou France Ô. Je vous soumets un grand moment scénaristique. 
Pour le contexte, un couple se déchire, lui l'accusant elle de toujours aimer son ex:
"-Tu te souviens de la robe que tu portais la 1ère fois que je t'ai vue?

- (hésitante) Mais... j'étais en maillot de bain."

Il faut dire aussi qu'ils vivent Outre-Mer, d'où le maillot de bain.

Nous avons légué à Thakhek un héritage plus grandiose que la baguette. Place de la Fontaine il y a... un terrain de pétanque! Et il y a un café plutôt chic qui sert du pastis... Quel kif ça aurait été de combiner les deux! Malheureusement, il pleut tellement fort (pas tout le temps mais très souvent) que pas de bol, pas de boules. À ce propos, j'ai appris que le Laos avait gagné la médaille d'or de pétanque lors des Jeux du Sud-Est asiatique en 2005 (par la même occasion, j'ai appris que la pétanque était un sport de compétition de haut niveau; c'est pas inscrit au J.O. quand même?). 
Là encore, je joue à 1,2,3 soleil avec la météo; le beau temps me tourne le dos je bouge, le beau temps me regarde je m'arrête. 
Le principal attrait de Thakhek est de visiter des grottes et des cascades alentour. Mais les routes qui y mènent sont inondées (j'ai vu des photos, c'est vrai) et le niveau de l'eau est trop haut pour visiter les grottes. Qu'à cela ne tienne, je bouge, ça ne me pose pas de problème. Après tout, c'est la pluie qui a raison, elle ne fait que son travail, il faut bien que le riz pousse. 
Nouveau bus vers Vientiane. Il est très vieux, alors je crois que la clim est cassée. Top.
339km en 7h30 soit 45,2km/h. On progresse encore! 
Vientiane n'est qu'une escale. Je continue plus haut vers le nord mais je n'avais pas envie de poireauter pendant des plombes puis de reprendre un bus pendant 11 heures (qu'y disent). J'y reviendrai à la fin, avant de prendre mon train pour Bangkok. Et puis comme ça, je fais un petit tour, histoire d'évaluer si je vais avoir envie d'y passer peu ou beaucoup de temps. C'est bizarre, il y a plein de restos français et ce matin j'ai mangé un croissant au beurre (plutôt pas mal du tout). Au café-boulangerie, j'ai vu une hollandaise manger un croissant aux amandes avec un couteau et une fourchette; franchement c'est n'importe quoi, aucun savoir-vivre. Au Japon il est très malpoli (voire interdit)  de planter ses baguettes dans son bol de riz, c'est un mauvais présage, un signe de mort. Et bien en France c'est pareil, on ne plante pas sa fourchette dans les croissants aux amandes, c'est un mauvais usage, un signe de mauvais sort.

Je crains qu'ayant écrit ce mail en plein de petits bouts, la cohérence des temps de verbes soit un peu fantasque mais, a priori, vous saisirez tout de même la substance du récit. J'espère que, dans vos bouts de France respectifs, vous allez bien, que vous trouvez de l'ombre quand vous avez trop chaud et du pastis quand vous avez trop soif. 
Alors en attendant un bus dont la vitesse demeure une énigme, je vous embrasse bien fort, 

Valentine

Valentine AlaquiLaos