Crapahutage, crabes, crânes.

On avance on avance on avance...
Et les paysages se suivent
et ne se ressemblent pas.
Et les transitions en bus, moto ou bateau sont toujours boiteuses et exotiques, les horaires étant ce qu'ils sont de ce côté du globe.
Il y eut un bus de nuit curieux, les "lits" collés deux à deux, si serrés que je me serais presque crue mariée le temps d'une nuit, l'allée centrale pavée de sacs, des gens qui dorment dessus parce qu'il y a du surbooking, les membres endoloris du sommeil tordu (quoi que, béni soit mon mètre cinquante-trois qui se cale plutôt bien dans les écrins à dodo riquiqui...), la bière que j'ai bue pour combler l'heure et demi d'attente et après la peur au ventre, enfin la peur à la vessie plutôt, pas de toilettes dans le bus et deux et demi ou trois heures de route avant la première escale. Tu bois une bière t'en pisses six, dit-on, et moi qui ne réfléchit pas... Mais tout s'est bien passé.
Il y eut l'arrivée ensommeillée sous les trombes d'eau d'une ville en bord de mer, la sortie du bus à travers la nuée de chauffeurs de tuk-tuk et de motos, la négociation matinale: tu me dis un chiffre, je descends de moitié, on remonte un peu, ok on est d'accord...
Il y eut le bateau, deux heures et demi sur une mer un peu agitée, un poil montagnes russes pour aller vers l'île (déserte) de Kho Rong. 
Puis descendre du bateau, traverser la zone débarcadère-guesthouses-party time-happy happy, marcher une dizaine de minutes sur la plage et tomber sur une petite crique; voilà c'est là. 
Une maison perchée à six mètres dans un arbre, les pieds dans l'eau.
Il y eut donc ma halte de Robinsone de luxe, électricité dans la chambre de 17h à 22h30, mojito et pizza au feu de bois (pas très local mais hmm) ou calmars grillés.
Il y eut la pluie et le plaisir de nager sous la douche et dans une baignoire en même temps. Puis le soleil, un poil brûlant, donc ce fût pour moi, baignade à 7h du matin, personne nulle part et moi nue dans la mer et à 7h du soir avec de nouveau, la mer pour moi seule. Et l'après-midi lecture dans mon bungalow perché avec le bruit des vagues. Trois jours de pas-grand-chose qui font du bien.
Il y eut le retour en bateau, mer plus calme mais saucée totale, j'aurais eu besoin d'un cycle d'essorage. Mais pas le temps de sécher, hop, moto, chauffeur de moto qui essaie de m'arnaquer et hop bus climatisé et rien de sec pour me réchauffer...
Il y eut Kampot, petite ville tranquille dont j'ai plus ou moins profité, le bus froid et mes vêtements mouillés ayant provoqué un début de rhume. Mais Kampot où j'ai du coup fait une expérience plutôt exotique pour ces derniers temps puisque l'hôtel prêtait des dvds et que je me suis fait une soirée plateau repas devant un film. Plutôt normal... habituellement... ce qui veut dire pas en ce moment.
Kampot est la ville du poivre. Pendant très longtemps, LE poivre, aimé mondialement par les gourmets et les grands chefs était le poivre de Kampot. Puis les Khmers Rouges ont tout foutu par terre (pour changer...) puisqu'il ne fallait produire que du riz du riz et du riz. Aujourd'hui, la culture du poivre reprend.
La ville est pleine de vieilles baraques coloniales, le vieux pont a été reconstruit en trois bouts de styles pas du tout cohérents. Il y a un vieux cinéma et une rue entière où s'installent  en fin de journée les vendeurs de desserts gélatineux-sursucrés-colorés. C'est bon... et puis je ne suis pas diabétique alors bon...
Il y eut un autre bus, direction Kep, cette fois-ci en avance d'une heure. Le manque de ponctualité marche dans les deux sens; avant l'heure c'est pas l'heure et après l'heure c'est plus l'heure...
Kep est un ancien lieu de villégiature où les colons français venaient paresser dans leur villa en mangeant des fruits de mer; on y trouve un marché aux crabes où les poissons grillent de partout et où les crabes sont conservés à quelques mètres, dans des casiers plongés dans la mer.
Il y eut ce jour, mon premier à Kep, un dimanche, jour d'élection. Je me baladais dans une zone où se succèdent des tas de plates-formes en bois avec des hamacs accrochés. De nombreuses familles et groupes d'amis s'y retrouvent pour manger... du crabe. Deux familles, venues de Phnom Penh pour la journée, m'ont invité à partager leur repas. Quel festin! Du crabe (ils sont tout petits ici, ça se mange sans casse-noix), des crevettes des calmars... Les plats ne se vidaient jamais... Nous sommes allés à la plage et je me suis baignée comme se baignent toutes les familles asiatiques, c'est à dire que je me suis baignée toute habillée, t-shirt, pantalon, la totale. Ça fait un peu bizarre et c'est un peu long pour sécher après mais bon, ça se tente. Et puis j'avais des vêtements en coton, imaginez, certains se baignent en jeans!
Bref, un dimanche en famille... 
Les adultes avaient tous l'index droit noir sur presque toute la hauteur du doigt; ils étaient allés voter le matin. D'ailleurs, vente d'alcool interdite la veille et le jour du vote. Pourquoi? Pour éviter que des opposants sûrs de perdre ne s'enflamment trop vite? Ou pour que les partisans payés pour la campagne de propagande n'oublient pas la main qui les a nourris?
Le vote a semble-t-il été entaché de pas mal d'irrégularités mais l'opposition a gagné du terrain et les violences sont restées isolées.
L'un des hommes avec qui j'ai déjeuné travaille pour la branche anti-corruption du parti au pouvoir. Que fait-on lorsqu'on travaille pour la branche anti-corruption d'un parti corrompu? De la... cosmétique... des mots-fléchés... du macramé... de la prestidigitation? 
Kep est une petite cité très agréable, sans véritable centre et étalée le long de la côte.
Le long de la route principale, de nombreuses villas, traces d'un passé prestigieux et nonchalant, tombent en ruines. Après les vieilles pierres d'Angkor, les vieilles pierres de la colonisation française. J'adore les vieilles pierres, les ruines, les paysages apocalyptiques et chamboulés. Les terrains sont détenus par des gens haut-placés qui attendent le bon moment pour vendre. Pour l'instant on peut donc s'y promener; certaines villas sont un peu englouties par la nature mais d'autres sont plus facilement accessibles. On se meut entre les murs qui s'effritent, les dessins et les inscriptions laissés par des squatteurs. C'est très étrange. Et très beau.
Il y a à Kep une petite communauté française qui tient quelques restos et commerces. On peut même y boire du pastis. J'ai pris l'apéro et sympathisé avec un drôle de type qui vit au Cambodge depuis dix-neuf ans, un "créateur de perles", c'est à dire qu'il voyage partout pour travailler avec des artisans à créer des perles (toutes les matières sauf le plastique!) et puis il les vend telles quelles ou déjà montées sur un collier dans son magasin. Il est très rigolo, un peu dingo, un peu alcolo aussi, du genre jamais très saoul mais toujours un peu, biberonné à la bière. On a discuté pendant la soirée et puis je suis passée prendre le café la matinée suivante et finalement on a passé la journée à papoter. J'avais pensé retourner dans les villas abandonnées pour prendre des photos mais bon, ça changeait... Et puis c'était plutôt intéressant et chouette, il semblait ravi aussi de sortir de la communauté gauloise de Kep. Bon, à la fin, j'étais un peu fatiguée quand même...
J'ai mangé du poisson et des crustacés à chaque repas pendant trois jours. J'ai même pris un petit déjeuner à base de maïs et de seiche grillée, dont j'ai d'ailleurs fait sortir un magnifique jet d'encre en la mangeant. La spécialité, c'est le crabe au poivre vert et c'est délicieux, il y a de vraies grappes de poivre vert tout frais et moelleux dans la sauce.
Il y eut un autre bus, 2h45 de retard pour celui-ci. Direction la capitale, Phnom Penh. Et retour à la grosse ville après la mer et la verdure. Il y a des grues partout, tout est en travaux, en construction, les tours jaillissent du sol. C'est super pollué et poussiéreux, blindé de motos, de voitures et de tuk-tuk. Deux fois par coin de rue on me demande "moto? tuk-tuk?". Et je fais deux fois par coin de rue un très grand sourire, "no, thank you"; je vous jure, j'en ai mal au zygomatiques... Mais déjà, c'est plus sympa comme ambiance et ça marche super bien comme mode de refus ferme. Ça fait rigoler les chauffeurs, ils me font un grand sourire à leur tour, on rigole parfois, l'un d'entre eux m'a remercié de sourire. Tant qu'à faire, autant épargner aux autres et à soi-même une sale gueule de "lâchez-moi les basques".
Il y eut hier Phnom Penh et ma journée historico-glauque. Il y a deux hauts lieux de mémoire: le camp d'exécution de Choeung Ek (ou champs de la Mort ou Killing fields) et le musée Tuol Sleng (ou S-21). 
Le premier était l'étape finale des prisonniers du S-21. C'est très vert, plein d'arbres, presque paisible à première vue. La visite s'effectue avec un audioguide très bien fait où l'on apprend énormément de choses sur le régime des Khmers rouges. C'est une atrocité, on le sait, mais quand l'horreur prend de telles proportions, il y a toujours quelque chose d'inconcevable. En trois ans et huit mois, trois millions de Cambodgiens sont morts, sur une population totale de huit millions. Du jour au lendemain, tout s'est écroulé, Pol Pot a déclaré l'année zéro. Tous les centres urbains ont été évacués, devenus fantômes, les écoles, les institutions culturelles, religieuses ou intellectuelles fermées, les habitants, devenus fantômes eux aussi, envoyés dans des camps pour cultiver du riz dont la production devait tripler immédiatement... Les Killing Fields, ce sont 129 charniers dont 43 encore visibles. En 1980, on a exhumé les restes de près de 9000 personnes. Un immense stupa a été érigé en monument du souvenir où reposent plus de 8000 crânes. Les emplacements de plusieurs charniers sont délimités par des barrières en bois sur lesquelles les gens accrochent plein de petits bracelets colorés. Un travail médico-légal très sérieux a été accompli mais malgré tous ces ossements et vêtements sortis de la terre, le sol continue encore d'en recracher en saison humide, quand la pluie les fait remonter à la surface. Il y a beaucoup de détails dans l'audioguide aux différents moments du parcours: l'arbre sur lequel on accrochait des hauts-parleurs hurlant des chants patriotiques pour couvrir les cris, les armes utilisées (surtout des objets du quotidien, agricoles par exemple, ça coûtait moins cher que des balles de revolver), l'arbre sur lequel on explosait le crâne des bébés, beaucoup de témoignages... Dans les camps, tous les jours, les travailleurs étaient rassemblés et devaient s'accuser d'une faute commise depuis la veille pour être punis. S'ils ne savaient plus de quoi s'accuser, ils étaient tués. Ne plus savoir imaginer d'histoires, c'était mourir. Comme des Mille et unes nuits encore plus sordides. Mais tout ça est raconté de façon très sobre, sans violons larmoyants. Et cette sobriété, là comme au S-21, rend tout ça plus fort, plus digne.
C'est écoeurant, bouleversant.
Le S-21 était une école, transformée en prison de haute sécurité et centre de torture. On y traverse les locaux transformés en cellules ou salles de torture. Mais surtout, il y a ces photos... Les Khmers rouges étaient très organisés, les registres bien tenus, ce n'était pas du massacre de masse brouillon mais du massacre de masse précis, ciblé, répertorié. On ne tuait pas "le peuple" ou une "catégorie" de la population mais des individus. Il y a donc des milliers de photographies d'identité des hommes, femmes et enfants emprisonnés. Chaque visage est saisissant, on passe devant les panneaux et ce n'est pas une entité floue que l'on voit mais une multitude. Certains ont le regard fuyant, apeuré, triste, vide ou dégoûté mais c'est incroyable de voir la grande proportion de regards droits, fiers, frondeurs, presque souriants de défi. Cette dignité, ces têtes hautes. Les bras liés dans le dos, mais la conscience d'être un être humain et non pas le numéro inscrit sur la gourmette. On aurait envie de se souvenir de chaque visage, de leur éviter l'oubli.
Il y a beaucoup de touristes cambodgiens qui viennent visiter ces lieux, plus que d'étrangers d'ailleurs. 
La nécessaire mémoire.
À la fin de la journée, j'étais sonnée.
La violence inimaginable, on peut la lire dans les livres mais c'est vrai qu'on la ressent très fort dans ces lieux-là, même si on en reste tellement éloigné, même si on ne peut pas comprendre.
Depuis la dernière fois que je vous ai écrit, il y eut donc tout ça et tant d'autres choses encore... Sans doutes certaines que je pourrai vous raconter de vive voix et d'autres qui s'effaceront inévitablement et dont ne restera que la sensation.
Décidément, j'aime très fort ce pays qui ne cesse de m'émouvoir par sa beauté, par sa douceur de vivre, sa joie, sa complexité, son passé grandiose et saccagé, son présent boiteux et son avenir incertain.
Décidément, j'aime très fort ce pays...
Encore un peu de temps, une semaine, après déjà un peu plus de huit semaines sur les routes. Et bientôt ce sera la France, qui me paraîtra, je le sais, à la fois familière et bizarre.
J'ai reçu par mail le planning de mes premières semaines de répétitions. Hein? Que quoi? Travail? Ça me semble si loin...
Alors oui, une semaine, c'est encore beaucoup de temps.
J'espère que vous allez bien, en vacances ou au travail, qu'il fait beau et chaud mais pas trop.
En tout cas, je pense fort à vous et je vous embrasse tendrement.

Valentine

Valentine AlaquiCambodge