Instantanés
VOIR:
la lumière filtrée par le feuillage vert qui rentre dans ma chambre, le carrelage qui brille, la vapeur qui rend opaque la pièce du bain, la douceur du bois des maisons, les moustiques avant qu'ils ne vous piquent (ou pas), les poissons, la feuille blanche qui se noircit, mes poils aux pattes qui ne sont pas l'aspect préféré de la vie simple et sans atours, des images très précises d'un spectacle dont je rêve, la table royale des repas, les maisons qui poussent comme des champignons dans la campagne sans aucune conscience de la beauté d'une culture et d'une architecture traditionnelles que l'on abat allègrement dans la soif d'accéder à un certain "western life style", les pales du ventilateur qui tournent avec toujours cet effet hypnotique, les pages de "la chartreuse de parme" qui réparent une béance de culture générale mais qui pour l'instant ne me chavirent pas plus que ça (mais c'est un style de roman qui prend son temps alors on verra), la pluie, les grenouilles quand il pleut, assez peu l'extérieur de cette bulle
SENTIR:
le bois, le bois après la pluie, la vapeur herbacée du bain de vapeur, le baume du tigre de la fin de massage, les serpentins anti-moustique, la nourriture qui semble être préparée à journée longue, les bananes, le thé au gingembre, l'anti-moustique sur la peau (berk mais nécessaire), le savon à mains près du lavabo qui sent fort le savon et non pas la verte-bleue-fôret-de-cyprès ou la-prairie-de-lavande-caressée-par-le vent ou la-cascade-exotico-ennivrante-à-la-soie-de-lait-de-coco-douceur, le serpentin anti-moustique (il revient mais j'en ai un sous le nez, difficile d'en faire abstraction), la feuille de papier d'Arménie qui me sert de marque-page et qui ne parfume pas mais laisse simplement une petite trace entre les pages, les odeurs très fortes du marché si je vais y faire un tour où sont exposés pêle-mêle des fruits des poissons des herbes de la viande des herbes des abats des en-cas des repas des légumes
(ÊTRE) TOUCH(ÉE)ER:
le carrelage sous les pieds, le stylo-plume et le papier, les mains délicates intuitives et implacables de Bang pendant les massages thérapeuthiques (tous les trois jours, il faut que le corps se repose entre les séances), le bois des murs et des fauteuils, mes pieds quand je fais du yoga, les moustiques qui me sautent dessus quand je sors toute tranquille et toute suante du bain de vapeur aux herbes vers la tombée du jour, la pluie chaude et drue, les billets quand je fais mes comptes (on se sent très riche quand on tient l'argent dans ses mains et pas une carte bleue, enfin surtout quand 50€ font 2000 bahts), le verre d'eau froide, les démangeaisons des piqûres de moustique, l'écran de mon téléphone quand je prends des nouvelles du monde ou que je vous donne des nouvelles d'ici en buvant du café, la sueur qui se met à perler d'un coup dans le bain de vapeur aux herbes
ENTENDRE:
qu'il n'y a pas de silence dans le silence, les oiseaux aux voix plus ou moins délicates (la nature est ingrate), la merveilleuse petite cloche qui tinte quatre fois par jour pour dire que c'est l'heure de manger ou celle d'aller dans la vapeur du bain qui lui-même fait ccchhhh sshh ccchhh, la pluie sur le toit, la pluie sur l'étang, la pluie sur la terre, le cri des geckos tout petit ou étonnement fort proportionnellement à leur taille, les ventilateurs, l'hymne national qui joue parfois dans les hauts-parleurs en ville et alors tout le monde se lève et s'immobilise on dirait que c'est une partie de un-deux-trois-soleil, les voix en v.o. à travers le jardin des gens qui habitent ou travaillent ici, les mobilettes qui passent ou parfois les camions ou parfois les avions, les cocoricos qui sembleraient extrêmement patriotiques s'ils résonnaient en France, de moins en moins mon parfois épuisant monologue voire dialogue interne qui en ce moment en plus se déroule en français et en anglais
GOÛTER
le riz dans l'assiette du soir toujours déposé avec un petit retournement de bol pour faire un joli dôme, les plats dont je ne connais pas le nom et qui n'en ont sans doute pas d'ailleurs comme dans toute bonne cuisine familiale, les fruits les fruits les fruits si bons, le petit déjeuner occidental café pain yaourt ou fromage ou oeuf à la coque avec le petit twist exotique de la papaye ou du mangoustan ou des longans ou du jacquier, la bière que j'aime certes bien en France mais qu'est-ce que je l'aime en Asie bien qu'elle ne soit pas spécialement exceptionnelle mais elle va tellement bien avec la température et avec sans doute aussi une certaine nonchalance ambiante, le goût immonde de l'anti-moustique si on s'est mal lavé les mains après s'en être tartiné, la décoction magique et puissante de gingembre du jardin, les desserts tout gélatineux que maints occidentaux boudent mais qui font mon bonheur, le piment que je rajoute à loisir dans mes plats, la grande cuillère au côté régressif et la fourchette dont on se sert pour manger (pas l'ombre d'un couteau ou d'une paire de baguettes celles-ci servant uniquement pour la soupe de nouilles et encore, pour mettre les nouilles dans la cuillère plutôt que les baguettes à la bouche), les desserts au lait de coco qui sont assez sucrés mais salés en même temps
ET AUTOUR (PLUTÔT CÔTÉ COEUR ET TÊTE):
J'ai relu un livre sur le zen, Maître Deshimaru est assez drôle, passant de Bouddha au saké, du sexe à la méditation, des toilettes à l'éveil. Quelques mots que j'aime bien... bonnos (les illusions), hishiryo (penser sans pensée. Au-delà de la pensée), kontin (assoupissement), ku(vacuité, vide), i shin den shin (de mon âme à ton âme), mu(absolument rien), mushotoku (sans but ni esprit de profit), sanran(excitation), zanshin (l'esprit qui demeure, l'attention juste, qui ne faiblit pas pendant ou après l'action).
Je vais rester ici jusqu'à lundi, en tout cela fera deux semaines. Cela fait plusieurs mois que je n'ai pas eu à ne pas faire puis défaire puis refaire une valise pendant 15 jours. Alors c'est ici que ça arrive. C'est peut-être incongru mais c'est comme ça.
L'attention que je porte aux choses ici devrait pouvoir être évidente, partout, tout le temps. Les choses ici sont différentes mais ne sont pas "plus". C'est juste moi qui suis plus présente, parce que dépaysée, parce que plus calme, parce qu'on voyage aussi pour regarder et je prends donc le soin de le faire.
J'ai rêvé que je commençais les répétitions du spectacle de Cyril Teste et ça me rendait très heureuse.
On a parfois envie de faire une liste de "bonnes résolutions" quand on est en voyage; c'est facile, on est loin du quotidien. Je ne veux pas faire ça. Juste observer et apprendre de mon état hors du quotidien, voir ce qui me plaît dans cette façon d'être, voir ce qu'il est possible de rapatrier dans le quotidien.
J'ai fait une liste de choses de tous niveaux que j'aimerais faire. Bonne nouvelle, quand on prend le temps d'y songer et de les mettre sur papier il y en a beaucoup.
Je pensais, étant restée sur place depuis la dernière fois, n'avoir pas grand chose à vous dire...
C'est raté; comme quoi tout n'est pas dans les pieds ou les kilomètres!
Et donc... je pense à vous et vous transporte dans mon sac à dos.
Je vous embrasse.
Valentine